Il était fort tard. Trop tard pour que quiconque hormis les gendarmes en faction ne déambule dans les rues. Dans les couloirs de marbre de la haute tour des Clawback, une silhouette marchait seule. Voyl Clawback, d'un pas d'une régularité militaire, déambulait, mains dans le dos, l'air encore plus sombre que d'ordinaire. Un droïde protocolaire le croisa en sens inverse et le salua. Voyl l'ignora superbement, au plus grand désarroi de la machine, son programme peu habitué à se faire snober ainsi.

Arrivé au fond du couloir, le muun poussa la lourde porte sur le mur de droite et entra dans la chambre qu'il occupait pour l'occasion. Une chambre aussi vaste qu'une suite d'hôtel et dont le décorum aurait paru complètement démodé et surchargé au trois quart de la galaxie. Mais pour l'heure, Voyl se fichait comme d'une guigne des goûts discutables de sa mère.
Les lunes scintillantes étaient visibles depuis les hautes fenêtres verticales et leur lueur baignait la pièce d'une palette de couleurs fantomatiques. Il ne prit pas la peine d'allumer la lumière : la nuit était suffisamment claire pour qu'il puisse se déplacer dans la pénombre sans trébucher. Jetant un regard circulaire à la chambre, Voyl referma lentement les battants de la porte dans son dos et activa le verrou. Le bruit du mécanisme mourut dans le silence. Ses mains s'appuyèrent sur le métal froid et il se laissa aller en arrière, jusqu'à ce que le haut de sa nuque rencontre la porte, et ferma les yeux.

« Je suppose que tout cela n'a pas d'importance. N'est-ce pas ? »

Il ne savait pas à qui pouvait bien s'adresser cette question : il était seul. Ou plutôt, il feignait de ne pas le savoir. Un tremblement l'agita avant qu'il ne parvienne à se redresser, le regard braqué sur le buffet qui tenait le fond de la pièce, encadrés par les fenêtres. Voyl se détacha de la porte et s'y dirigea à grandes enjambées. Il ouvrit l'un des tiroirs et en sortit un verre à pied et une bouteille sans étiquette. Il se servit largement, sa main tremblant en tenant la bouteille beaucoup trop fermement. Lentement, son masque de marbre semblait se fendiller, ses traits prenant plusieurs années d'un seul coup. Un air douloureux, amer. Au moins aussi amer que le breuvage qu'il venait d'ingurgiter, et dont le parfum entêtant de plantes et d'alcool lui montait déjà à la tête. Il grimaça.

« Eh puis merde. Allez tous vous faire foutre. »

Il balança le verre contre le mur, lequel explosa en morceaux en répandant le reste de son contenu sur le marbre. Il avait jurer entre ses dents, presque à voix basse. Lui qui avait horreur des grossièretés ne se retenait pas de les servir ce soir. Tout le monde en prenait pour son grade, et l'univers tout entier devenait ennemi.
Son poing s'abattit sur la surface lisse en bois précieux. Il y percevait vaguement son reflet tant le meuble était bien briqué. On ne pouvait pas reprocher aux domestiques de ne pas faire leur travail...

Une grande inspiration plus tard, Voyl s'était détourné du buffet et de la bouteille, le goût acre encore sur le palais, et contemplait les immenses flèches des tours au travers des vitres sans teint. Harnaidan avait cette allure carrée et géométrique que seules les plus vieilles cités galactiques conservaient encore, dépourvue de bâtiments fantaisistes aux formes arrondies. Non, ici tout était droit, vertical, imposant et lourd, gravé dans le marbre au sens propre. Ici, on détestait le changement. Tout était pensé et fait pour ne véhiculer qu'un égal sentiment d'intemporalité et d'immuable, où que se pose le regard. Comme le signifiait explicitement la devise des Clawback, qui ornait en lettres dorées le linteau de l'immense parvis de la tour Akilonn. Transcrite en muun ancien, elle pouvait se traduire en basic par :

« Gagne, Garde, Perpétue. »

Cette même devise que Voyl avait apprise par cœur, telle une maxime empreinte d'une vérité inébranlable, là où d'autres apprenaient le code Jedi ou le code Sith. Mais la vie savait démontrer, parfois de façon bien crue, qu'aucune devise ne se suffisait à elle-même. Voyl se détourna de la fenêtre et revint à sa bouteille, sortit un nouveau verre et se resservit. Il garda le verre à la main sans y toucher, fixant avec morgue le liquide émeraude qui s'y trouvait.
Voyl Clawback s'était rarement senti aussi... mal.
Pourtant, il n'aurait pas dû. Que du contraire. Et pourtant.

Officiellement, sa joie était sans borne, et il lui avait fallu la montrer. Une chose qui n'avait pas été si compliquée. Du moins jusqu'à quelques heures auparavant. Le goût violent de l'alcool fort réanima ses fantômes. Il inspira de nouveau, tendu comme un violon, tentant de juguler le mélange de colère et de détresse qui lui enflammait le sang. Il se mit alors à trembler, sa main se crispant violemment sur le verre. Il tenait à peine sur ses jambes. Une larme unique coula le long de sa joue creuse, et il lâcha le verre, qui tomba cette fois intact sur le tapis.
Un sanglot silencieux lui échappa, lui faisant perdre le peu d'équilibre qu'il lui restait, et il tomba à genoux contre le meuble.

« Eh merde... »

Trop. C'en était trop. Chacun avait ses limites, et les siennes venaient d'être atteintes. Ce n'était pas le bon soir. Non, il lui aurait fallu être plus fort encore, laisser l'eau ruisseler sans la retenir, mais il n'avait pas pu. Réfugié dans sa solitude, il s'abandonna à ses chimères, le passé resurgissant soudain avec une acuité que seule l'ébriété pouvait conférer.