Karm Torr
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Comment… pfff… ça… pff… trauma… pff… tisée ?
Un peu plus vite.
Wow wow wow, une seconde !

En guise de réponse, Zluburg, le guérisseur en chef de l’Enclave de Dantooine, pressa une nageoire décidée sur le contrôleur tactile du tapis de course et le pauvre Karm fut bien obligé d’accélérer la cadence. Puis le Quarren reporta son attention sur le datapad où les données vitales de son patient évoluaient sous la forme de graphiques.

C’est l’agression dont elle a été victime sur Ossus, poursuivit le médecin sans détacher son regard de l’écran, tandis que Karm cavalait autant qu’il pouvait, Les blessures physiques, c’est une chose, mais il y a un contrecoup psychologique évident. Un sujet auquel tu es, je crois, sensible ?
Je sens plus mes chevilles.
Encore un petit peu. Je crois qu’elle aurait besoin… De voir un peu du pays. Ne pas rester dans l’Enclave. Le climat est un peu anxiogène ici, surtout pour les Padawans qui se sentent…
J’ai un point de côté.
… comment dire ? Privés de leur, disons, agentivité. Tu me suis ?
C’est plus un point : c’est une constellation.

Cette fois-ci, le guérisseur consentit à enclencher le programme de décélération et le tapis de course ralentit petit à petit. Quelques secondes plus tard, un Karm tout pantelant essayait de récupérer l’usage de ses poumons.

A… alors ? Je suis mortellement atteint ?
Hélas, non.
Hélas ?

Zluburg fit entendre une sorte de gargouillis qui constituait sa version à lui d’un rire.

Je plaisante. Tu te remets doucement. J’éviterais si j’étais toi de retomber sur un Sith capable d’affaiblir ainsi tes fonctions biologiques, mais tu peux poursuivre tes entraînements réguliers. Et dans quelques semaines, il n’y paraîtra plus.
Cool.

Karm avait craint que son combat contre le capitaine du Melantha lui laisse des séquelles durables. Il en avait ressenti un violent contrecoup, une fois revenu au Temple. C’était un soulagement de savoir qu’il s’en tirerait sans trop de dommages, mais tel n’était pas le cas, il en avait bien conscience, d’une partie des autres Jedis revenus d’Ossus.

Je vais m’en occuper. De Lauren.

Zluburg hocha la tête. Il faisait tout son possible pour assurer la bonne santé, physique et mentale, des résidents de l’Enclave, mais l’exil lui avait amené tout à la fois du renfort en la personne de la quasi totalité du personnel médical des autres sites jedi et un bon nombre de patients supplémentaires.

Ce soir-là, Lauren reçut un message de Karm plus ou moins énigmatique.

Demain 09h00 au port de l’Enclave. Prends de quoi tourner trois jours.

Suivi d’un autre :

Et de la crème solaire.

Et d’encore un autre :

Et des lunettes de soleil, aussi.

Et enfin d’un dernier :

Bref, tu vois le tableau.

Probablement pas. Il n’empêche que le lendemain, au port de l’Enclave, à neuf heures sonnantes, Karm se trouvait là, avec un gros sac à dos sur les épaules. Les installations jedi sur Dantooine étaient ouvertes sur l’océan. À quelques milles du rivage se trouvait une installation sous-marine de recherche et d’entraînement, et pour l’Enclave elle-même, elle disposait d’un port avec quelques pontons. Les bateaux servaient principalement aux activités aquatiques de l’AgriCorps et à la formation élémentaire de celles et ceux qui souhaitaient apprendre les bases de la navigation.

Parfait, fit Karm en voyant Lauren approcher. On embarque. Blip ?
Bip, dit un petit bateau voisin, ou plus précisément le droïde sur le bateau, un astromech dont le dôme pivota pour fixer un œil électronique rouge sur la nouvelle venue.
Il s’appelle Blip, précisa le Maître Jedi. Il est très…
Bip ?
Enfin un peu…
Bip…
Ouais. Voilà, quoi.

Et sur ces explications lumineuses, il précéda Lauren sur le pont du modeste navire.

Blip eut la lourde responsabilité de leur faire quitter la rade, tandis que l’explorateur montrait à la Padawane comment bien caler ses affaires dans les compartiments prévus à cet effet. Une fois cette tâche accomplie, il se redressa pour expliquer :

On va aller faire une série de visites de courtoisie à différentes communautés agricoles de Dantooine. Rien de très protocolaire, mais se présenter, préciser ce que l’Enclave peut faire pour eux, bien insister sur les activités de l’AgriCorps, c’est surtout ça qui va les intéresser, ce genre de choses. La planète nous soutient, mais on a besoin de construire un semblant de normalité. D’ouvrir des perspectives pour le futur. Tu me suis ?

Ses bonnes relations avec les fermiers avoisinant l’Enclave remontaient à loin, bien avant sa décision de la refonder sur Dantooine, quand il était venu explorer les anciennes caves avec Wen Janto. Depuis, Karm s’efforçait d’entretenir la réputation de l’installation auprès des diverses communautés de la planète, et même s’il n’avait rien d’un diplomate, son abord franc et populaire, comme son habitude de la vie rustique, facilitaient grandement le travail. Les gens d’ici partageaient ses réalités beaucoup plus que ceux de Coruscant et il s’y sentait à l’aise.

Bâtir des relations de bon voisinage, quoi. Même si le voisinage est un peu lointain.

En effet, leur embarcation s’éloignait déjà à vive allure de l’Enclave.

T’as déjà fait ce genre de trucs ? L’habitude de parler, t’sais, à des fermiers, des marchands de grains, des réparateurs de tracteurs, ce genre de profils. C’est pas aussi glamour que les dîners à l’ambassade de Naboo ou quoi, mais ma foi… C’est des personnes intéressantes, pour peu qu’elles acceptent de parler.
Lauren Aresu
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Les yeux éteints de Lauren, assombris de cernes indélébiles, n’exprimaient plus la même douceur, la même lueur pétillante ; ils ne furetaient plus autant, se perdaient souvent, dorénavant, immobiles et diffus comme si une réponse se cachait là, devant elle, mais qu’aucun effort ne pût lui permettre de l’appréhender.

Ses paupières étaient devenues les écrans d’un film pernicieux qui, jours et nuits, se répétait. Elle ne s’y accoutumait pas, chaque sensation demeurait aussi vive que la première. Que les coups de feu. Que les voix. Son esprit ne s’encombrait pas de son refus. Il déroulait le film, rembobinait, déroulait encore.


Elle avait d’abord passé ses journées à marcher, au rythme de sa béquille et de son pas clopinant. Uniquement dans les couloirs de cette aile de l’Enclave qu’elle avait repérés, non loin de sa chambre. Deux ou trois corridors généralement déserts. Je suis la seule à savoir qu’il y a deux cent quarante-huit dalles ici, pensait-elle.


Cédant aux injonctions continuelles des soignants et de ses amis, – motivée uniquement par l’idée de s’en débarrasser – elle claudiquait maintenant le long d’un petit chemin pavé, entouré de haies soigneusement taillées. Il n’y a plus de dalles à compter, ici… Alors, elle avait commencé à compter les petites pâquerettes blanches qui poussaient au milieu des touffes d’herbes, non sans jeter un regard derrière elle de temps en temps.


Les nuits, elles, ne changeaient pas. Elle s’installait dans son lit, ruminant déjà les angoisses à venir, implorant leur pitié pour une nuit, une seule. Allongée sur le dos, les mains sur son ventre, elle tournait la tête vers ce bouquet. Quitte à ce que son cou endolori protestât, mais cette douleur s’effaçerait le lendemain, elle.


Vous êtes une Jedi, pas vrai ? C’est votre faute, tout ça. Tout est votre faute et votre vaine tentative de sauver quelques blessés n’y changera rien. Dégagez si vous ne voulez pas périr. Si seulement ce jeune homme avait su (vivait-il encore ?) à quel point Lauren souhaitait périr. Si seulement il avait su (et s’il était mort lui aussi, à ce moment-là ?) qu’elle n’avait même pas réussi à sauver quelques blessés.


Lauren se sentait assaillie, même quand elle était seule. D’images, de bruits, de voix, qui se jouaient d’elle comme d’un fétu de paille, déclenchant chacun une réaction différente, toujours abominable.


*

Son datapad s’éveilla, gazouillant de chants d’oiseaux. Lauren sursauta, tira une main jusqu’à sa table de chevet qu’elle ramena vivement. Quatre messages clignotaient. Elle poussa un profond soupir.


Comment pouvait-elle accepter, prendre une décision, quand toute sa conscience se trouvait encore sur Ossus, parmi les décombres de Knossa ? Les autres, les étrangers à ses pensées, semblaient savoir mieux qu’elle ce qui l’épaulerait, ce qui lui ferait du bien. Qu’en savaient-ils, armés de leurs platitudes régurgitées ? Oh, Lauren, tu devrais sortir ! Oh, Lauren, l’air te ferait du bien ! Oh, Lauren, c’est en dépassant tes peurs que tu les vaincras. Sortir l’emplissait de tourments et d’appréhensions incessants. Ses peurs mesuraient trois fois sa taille, pesaient cent fois son poids et voilà qu’agiter ses poings meurtris les radieraient aussitôt ?


Lauren soupira de nouveau et, repoussant les couvertures, s’avança devant sa fenêtre. Elle écarta un rideau. Les dernières lueurs vespérales s’enfuyaient. Sur le bord de sa fenêtre, une petite mésange, de jaune et de bleu, becquetait avidement les graines qu’elle lui avait laissées. L’oiseau s’était accoutumé à ce repas depuis deux semaines. Le visage émacié de Lauren ne l’effrayait plus. Tu n’as pas à avoir honte de cette peine, tu n’as pas à avoir honte de ce que tu ressens. Mais je ressens leur douleur au fond de moi. Cette voix était plus rassurante que les autres. Immédiatement, l’autre voix, grondante, la multitude, éructa. Une bouffée de culpabilité et d’angoisse serra sa gorge, elle étouffa un sanglot, secouée d’une quinte de toux. La mésange s’envola.


*

Il était neuf heures, mais le débarcadère somnolait encore. Trois personnes les dépassèrent, adressant un signe de tête poli. Des vaguelettes mollassonnes s’échouaient sur les pontons de bois verdis. Le pas lent, son sac rejeté sur le dos, Lauren prenait soin de ne pas glisser. Ses pieds traînaient sur le bois imbibé. Sur la gauche mouillait un pédalo jaune délavé, des moisissures zébraient sa coque et il dégageait une odeur d’eau croupie. Son regard s’assombrit.


« Parfait, on embarque. Blip ? dit Karm. Il est très… Enfin un peu… Ouais. Voilà quoi. » Il désigna l’autre embarcation.


« Bonjour maître Karm, enchanté Bip, murmura-t-elle. »


Lauren attrapa la barrière, se hissa à bord. Le bateau ballota de droite à gauche, heurtant parfois le ponton. Elle ménagea son équilibre, suivit Karm, puis s’installa sur la banquette à l’arrière du bateau. L’humidité de la nuit imprégnait encore les coussins, arrachant à Lauren un frisson. Elle resserra ses mains sur ses bras.


« D’accord, euh… (Son esprit s’enfuit un instant.) Non, pas trop. Je sais pas trop ce que je pourrais vous apporter, maître. »


Le moteur vrombit. L’eau tourbillonna, brisant la surface, paisible jusqu’alors, de multiples remous. Les arbres, à l’orée du débarcadère, prenaient dans l’eau des formes grossières. Ainsi s’éloignèrent-ils, rompant les vagues au large bercés par le doux bruit des propulseurs.

Karm Torr
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L’air du large était vif. Après avoir quitté la rade et laissé l’Enclave derrière eux, Blip ralentit un peu. La saison des tempêtes était passé, mais sur l’océan, la prudence demeurait de rigueur. L’astromech préférait tout de même piloter des vaisseaux spatiaux : avec, on pouvait aller de tous les côtés, on n’était restreint par aucune dimension. Et surtout, quand on tombait par-dessus bord, on ne risquait pas le court-circuit. Du point de vue d’un robot, les avantages étaient multiples.

Ce que tu peux m’apporter ?

Karm haussa les épaules. Comme il ne parlait en général qu’à voix basse, ainsi que le voulait la coutume de son peuple, il était difficile de l’entendre par-dessous le bruit des vagues.

C’est pas tant la question. Outre le fait, mais j’imagine que tu t’en doutes, que tout le monde insiste pour qu’on te fasse sortir de ta chambre…

L’Ark-Ni n’était pas du genre à y aller par quatre chemins, et puis c’eût été insulter l’intelligence de la Padawane que de prétendre le contraire.

… c’est jamais une bonne chose de négocier seul. Enfin, on a rien à négocier en particulier, on va juste… Entretenir la flamme, quoi. Mais je préfère que les gens d’ici se fassent de l’Enclave une idée multiple. Qu’ils sachent qu’il y a des gens très différents dans notre communauté et que les liens se diversifient. Faut que les nouveaux venus commencent à avoir une idée de l’endroit où ils ont mis les pieds, quoi. Si tout tient à moi, c’est… Pas très, très sain. Donc, tels qu’on se parle, là, y a d’autres équipes qui vont ailleurs, plutôt vers l’intérieur des terres, pour faire à peu près le même genre de choses.

L’embarcation commença à virer de bord, vers l’est. On voyait encore les côtes au loin, en plissant les yeux. Blip s’en tenait à la route décidée par son maître avant le début de cette petite expédition, et qui devait les mener sur le continent voisin.

Karm entraîna Lauren dans la petite cabine de leur bateau. L’astromech était branché à la console de commandement par plusieurs de ses extensions. Son dôme pivota à cent quatre-vingt degrés pour poser un regard électronique sur le Jedi, mais celui-ci secoua la tête.

Vas-y, capitaine, continue : tu te débrouilles comme un chef.

Lui s’occupa de brancher un datapad d’un modèle déjà un peu ancien. Le modeste holoprojecteur incrusté dans la console commença par crachoter une image floue, avant de se stabiliser. Il s’agissait d’une voie de Dantooine.

Nous, on est ici, indiqua Karm en pointant une petite croix qui progressait tout de même assez vite sur l’océan intercontinental. L’Enclave est là, et on va vers le sud-est, ce continent, et surtout sa section tropicale. Ici.

L’explorateur tapotait en même temps de l’index sur l’écran de son datapad, pour éclairer diverses sections du globe.

Les gens là-bas font principalement des fruits, du bois et des insectes comestibles. Moi, j’suis plutôt vegan, t’sais, mais bon, j’en ai goûté une fois par courtoisie, c’est plutôt… Crémeux. Bref. On va essayer de se rendre utile, de voir ce que l’AgriCorps pourrait leur apporter, éventuellement de jouer les vétérinaires. Histoire de montrer patte blanche.

Le Jedi débrancha le datapad et le tendit à Lauren.

Tiens. Si t’as la passion de la lecture des rapports agricoles. Principale production littéraire de Dantooine.

C’était un divertissement comme un autre, sur l’immensité de l’océan. Karm, pour sa part, releva son droïde à la barre du navire, afin que Blip puisse se consacrer à l’entretien du bateau. Le matériel qui avait été originellement confié à l’Enclave par le Conseil d’Ondéron n’était pas de première jeunesse, aussi y avait-il constamment quelques petites réparations à faire.

Ils naviguaient depuis deux bonnes heures déjà, quand Karm ralentit à nouveau.

Regarde, dit-il à la Padawane.

Tout en tenant la barre d’une main, il désigna de l’autre de vastes formes sombres sous la surface des eaux.

Des champs de coquillages, expliqua-t-il. Ils sont maintenus entre deux eaux par des générateurs anti-grav spéciaux, qui assurent la flottaison à la bonne hauteur, pour une température idéale. Les coquillages viennent se fixer et, au moment de la récolte, les champs remontent à la surface. Tu veux plonger pour aller voir ?

Le bateau s’arrêtait peu à peu.

On a ce qu’il faut dans le coqueron. On peut aller jeter un coup d’oeil. C’est important de savoir où on vit. De comprendre sa planète avec tous ses… Enchevêtrements. Comme un organisme. La vie se loge souvent là, sous la surface animée du monde, sous les vagues, et le vent, et le brouahaha des feuillages. C’est en parlant aux êtres les plus simples qu’on se prépare aux situations les plus complexes.

Était-il sérieusement en train de lui proposer une conversation avec des huîtres ?
Lauren Aresu
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Lauren réfléchit un instant. Pourquoi avait-elle dit cela à Karm, sans la moindre ironie ? Un éclair introspectif la frappa : l’avait-elle fait pour se faire plaindre ? Ses doigts s’agitèrent. Oui. Sans doute, mais elle le pensait vraiment : que pouvait-elle apporter ? Ses expériences précédentes avaient grignoté sa confiance, aussi sûrement que l’érosion venait à bout des blocs de pierre les plus solides. Son esprit aventureux et ses paroles enjouées ne suffisaient plus.


L’Echani se sentait envahie par une incontrôlable frustration qui barbouillait son ventre quand elle entendait un rire, quand elle percevait le bonheur de quelque padawan. Elle savait que ses pensées n’étaient pas justes, pas légitimes. C’était un peu comme lorsque l’on perdait un parent et qu’à chaque fois qu’un autre évoquait les siens, un pincement vrillait le cœur ; qu’on se demandait, impuissant, pourquoi nous et pas eux ?


Bien que Lauren ne voulût pas entretenir ces émotions, néfastes, celles-ci prenaient souvent le pas. Elles s’immisçaient, insidieuses, dans ses réflexions les plus futiles, plus encore quand elle relâchait, bien rarement, sa garde.



***

Plus ils filaient vers le large, plus les vagues acérées frappaient l’embarcation, résolues à les dévier de leur direction. Le petit droïde, toutefois, semblait accommodé à l’exercice et maintenait leur cap avec une précision qu’un humain n’aurait pu atteindre.


Karm tendit devant Lauren une carte qui flottait entre eux, en trois dimensions. Une croix les représentait, clignotant fébrilement. Lauren hocha silencieusement la tête, réprima un rictus dégouté quand il évoqua les insectes et parcourut du regard le rapport qui suivit son explication. Elle souffla un « merci », aussitôt emporté par le claquement des vagues sur la coque.


Rapidement, la padawane comprit que le rapport ne renfermait que des nombres et des analyses : les exportations et importations, les cultures, la population agricole, les dépenses et la consommation... Si elle n’en retira aucune connaissance dont elle se souviendrait assurément, Lauren assimila que Dantooïne était une planète encore profondément attachée à son pastoralisme et que les richesses naturelles offraient à ces agriculteurs toutes les ressources et les conditions nécessaires à leur vie quotidienne.


Bercée par le roulis des ondes, Lauren s’assoupit finalement, tordue sur la banquette, le datapad lui glissant des mains. Ce n’est que lorsque le mouvement s’estompa qu’elle se réveilla. Frottant ses yeux embués de larmes, elle se releva et frictionna son dos endoloris. Karm désigna les ombres noires sous la surface. Instinctivement, la curiosité de Lauren prit le dessus et elle se demanda pourquoi ils n’installaient pas les coquillages près des récifs terrestres, bien plus accessibles et moins profonds, au lieu d’utiliser des générateurs au milieu de l’océan.


« D’accord, allons-y, répondit-elle. »


Ils se parèrent d’une combinaison bleu marine en fibres synthétiques renforcées qui permettait de stabiliser leur température corporelle. Karm lui tendit deux petits masques, captant l’oxygène contenu dans l’eau, et mima les gestes pour communiquer. Lauren lui sourit en retour. Depuis un mois, quelque chose faisait enfin battre son cœur. Quelque chose qui n’était pas de la peur. Elle releva la tête. Une forme terrestre trônait majestueusement à quelques dizaines de kilomètres, estompée derrière un voile blanc nébuleux. Elle entendit un « plouf » retentissant et d’un mouvement leste, plongea à son tour.


Les rayons du soleil se brisaient à la surface et obliquaient ensuite dans une direction commune, illuminant l’eau de raies bleutées tremblotantes. Les sons s’étouffèrent aussitôt tandis que les bulles moussaient autour d’elle. Des poissons, seuls ou en bancs d’une dizaine d’individus, semblaient s’amuser de leur présence. L’Echani décrivit plusieurs cercles étendus, battant des pieds avec vigueur. Sa chevelure blanche papillonnait élégamment derrière elle.


Plus Lauren baissait les yeux, plus la lumière avait du mal à se frayer un passage, jusqu’à ce que son regard se perdit vers l’abysse insondable. Réprimant un vertige, elle se stabilisa et fit un signe « OK » en direction de Karm qui évoluait avec grâce.


Lauren s’approcha des immenses sphères où les coquillages s’agglutinaient. Ils s’étendaient le long d’un ovale inégal tiré à l’horizontale. Elle repensa aux paroles du maître : comment les coquillages venaient-ils s’y fixer ? Sinuaient-ils, charriés par les courants, jusqu'à ce qu'ils échouassent sur ces îlots épars ? Quelle vie était-ce d’être ainsi soumis à un tel hasard ?


La padawane hoqueta et remonta brusquement à la surface. Depuis les événements, lorsque ses pensées vagabondaient, abstraites, elle perdait pied. Lauren avait l’impression de s’accrocher vainement pour ne pas tomber dans un précipice qui la ramenait toujours au même endroit. Elle enleva le masque et reprit son souffle. Des pensées concrètes, récita-t-elle, des pensées concrètes.

Karm Torr
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L’explorateur surveillait la Padawane du coin de l’oeil, et aussi du coin de l’esprit. Une empathie surnaturelle lui permettait de laisser les émotions de la jeune fille affluer à lui. Il ne cherchait pas à les percer, à les démêler, à les mettre dans le bon ordre, avec la rigueur méthodique du psychiatre en quête d’un diagnostic. Il écoutait, simplement, prêt à intervenir si la panique reprenait le dessus.

Les coquillages étaient agglutinés aux sphères de culture dans un nombre qui pouvait paraître invraisemblable. En plein milieu de l’océan, l’opération se révélait extraordinairement productive. Les eaux de Dantooine demeuraient à peu près dans leur état naturel et rien ne venait perturber durablement la reproduction de leurs créatures. C’était une abondance naturelle comme les planètes du Noyau n’en connaissaient plus depuis des millénaires.

Karm laissa son esprit épouser celui des mollusques. C’était une expérience précieuse. Selon lui. Pas la moindre pensée, pas le moindre début de réflexion, à peine des instincts. Une animalité pour ainsi dire hasardeuse. Pour ces gens-là, avec leur coquille et leur corps sans yeux et sans oreille, la guerre, la galaxie et les soucis économiques étaient et demeureraient inexistants pendant des millions et des millions d’années.

Le Jedi sentit une perturbation à la lisière de ses pensées : c’était Lauren que ses troubles regagnaient. Il suivit la jeune fille du regard, tandis qu’elle émergeait, attendit quelques secondes et passa la tête au-dessus des vagues à côté d’elle. D’un geste de la main, l’explorateur rejeta ses cheveux gris et argentés en arrière.

Parfois, dit-il, il y a tout un monde de calme, de lenteur et de paix, sous la surface qui s’agite devant nos yeux. Mais accéder à la paix prend du temps : il faut apprendre à respirer et à bouger dans un élément étranger. Viens, on a encore du chemin à faire.

Comme avec bien des Maîtres Jedis, l’apologue n’était jamais lui dans les excursions de Karm. Il était convaincu que l’observation du monde permettait de tirer des conclusions nécessaires au progrès sur la Voie. La nature était riche en enseignements, non parce qu’elle lui paraissait intrinsèquement paisible et harmonieuse, mais parce qu’elle était souvent si étrangère qu’on était bien forcé, pour la contempler et la comprendre, de s’extraire de soi-même. Alors, après avoir bien regardé le paysage, on pouvait se retourner et se considérer.

Ils grimpèrent la petite échelle sur le bord du bateau et le Jedi fit un signe de tête à l’attention de son droïde, qui abandonna ses réparations pour se rebrancher à la console de commande et redémarrer l’embarcation. Karm quitta rapidement sa combinaison et, en sous-vêtement, comme à son habitude peu pressé se rhabiller, il entreprit de ranger soigneusement leur matériel.

Y a quelques années, commença-t-il sans regarder Lauren, j’ai été grièvement blessé, après un combat au sabre où mon adversaire m’a dominé tout du long. On était à trois contre un, Maître Kayan, Maître Ekkt et moi, et c’est elle qui a gagné. Autant te dire qu’après ça, on se sent vraiment minable. Ekkt est mort, moi je suis resté hospitalisé pendant des semaines.

Après avoir vérifié que les petits respirateurs sous-marins fonctionnaient toujours correctement, il les remit dans leur étui et referma le placard, avant de s’appuyer contre le bastingage, manifestement décidé à se faire sécher en laissant sa peau dorer au soleil.

J’ai pas de conseil de lumineuse sagesse à dispenser en la matière, sinon que la plante qui paraît morte et desséchée peut souvent refleurir, pour peu qu’on ait la patience de s’en occuper un peu tous les jours. Le kolto, c’est bien, ça guérit les blessures, mais parfois les gens ont tendance à penser que quand le corps va mieux, l’esprit devrait suivre. Mais la cicatrisation de l’âme prend plus de temps.
Bip bip, lança le droïde en faisant pivotant son dôme supérieur.

Ils étaient tout proches.

Quand on est blessé et qu’on reprend le jogging, on s’arrête de courir après cinq minutes parce qu’on est essoufflé, mais ça veut pas dire qu’un jour on va pas courir un marathon. Je parle d’expérience.

Puis il se détacha du bastingage pour renfiler ses vêtements. À l’approche du continent, la température avait augmenté petit à petit. Sur la côte, Dantooine offrait un spectacle bien différent de celui qu’ils connaissaient aux latitudes tempérées de l’Enclave : ici, la forêt était devenue une jungle, mais une jungle maîtrisée, entretenue, une jungle jardin que les locaux avaient appris à cultiver.

Une petite ville se dessinait, sur une grande île au milieu d’un large delta fluvial qui venait jeter ses eaux lourdes de sédiments fertiles dans l’océan. Des bonds enjambaient les bras du fleuve pour rejoindre de part et d’autre la jungle avoisinante, dans les profondeurs de laquelle se dissimulaient diverses exploitations agricoles.

Karm s’empara du comlink de l’embarcation.

Bateau Jedi Tentaculeux à Wakali, je répète, Tentaculeux à Wakali. Autorisation d’accoster ?

Il y eut d’abord un petit vrombissement électronique, puis une voix féminine d’un certain âge répondit :

Wakali à Tentaculeux, bienvenue chez nous. Emplacement 7, secteur sud-ouest, confirmez.
Bip bip !
Emplacement 7 confirmé, Wakali. Merci de l’accueil !

La ville de Wakali n’abritait probablement pas beaucoup plus de quelques centaines d’habitants et son petit port abritait pour l’essentiel des chalutiers de pêche. Adroitement manoeuvré par Blip, le Tentaculeux se rangea parmi eux après s’être engagé dans le delta et, quelques minutes plus tard, Karm sautait agilement sur le ponton, pour échanger une poignée de main avec une humaine de soixante-dix environ, à la peau noire parcheminée par les rides.

Aypi Mayké, dit-elle. Le fameux Torr, je présume ?
Fameux, fameux, je sais pas, mais oui. Voici ma coéquipière du moment, Aresu.

Comme le voulaient les règles ark-ni, Karm ne présentait jamais lui et les siens à des étrangers qu’en utilisant leur dernier nom. Aypi Mayké adressa un signe de tête à Lauren.

Bienvenue à Wakali, dit-il. Je m’occupe…

D’un geste de la main, elle embrassa tout le petit port.

De tout ça. Des pontons, des digues. De veiller à ce que ces satanés marins laissent le matériel du port en bon état.

À ce propos, elle darda un regard préventivement plein de reproches sur le Jedi.

Car le matériel restera en bon état, n’est-ce pas ?
Pour sûr, promit le Jedi avant de désigner Blip d’un signe de tête. C’t’une vraie fée du logis.
Lauren Aresu
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Lauren ne put mettre des mots sur l’effet que lui firent les confidences de Karm. Sur son corps, les dernières traces des sévices infligées par Max s’estompaient progressivement jusqu’à disparaître. Sa démarche était redevenue ferme et assurée, il ne subsistait qu’une légère asymétrie qui, elle aussi, finirait par se dissiper. Cela faisait bien longtemps que les profondes marques sur son visage, que les boursouflures et tuméfactions, s’étaient évaporés. Sa peau blafarde reprenait peu à peu ses droits sur les sillons brunâtres. Pour Lauren, ces blessures physiques s’étaient simplement enfoncées dans sa peau, avaient intégré sa chair au point qu’elles pénétraient son esprit, invisibles depuis l’extérieur.


Quand elle entendit ces mots, « mais parfois les gens ont tendance à penser que quand le corps va mieux, l’esprit devrait suivre », elle souffla ; ses trapèzes, tirés aux quatre épingles sur ses épaules, se détendirent. Oui, elle s’était figurée cela aussi, au début. Qu’après sa guérison physique, elle reprendrait une vie normale, mais elle avait vite déchanté. Les autres, eux, entretenaient toujours ce mensonge, par mimétisme de ce qu’ils croyaient vrai. Finalement, se dit-elle, on ne change que lorsqu’on est obligé de changer.


Lancé de nouveau à pleine vitesse, la petite embarcation creva le voile brumeux. Lauren eut l’impression de contempler le tableau d’un maître ; elle embrassait d’abord du regard l’île entière, découpée sur les cirrocumulus laineux qui peuplaient le ciel bleu. Puis, s’approchant, elle distingua les rocs sur la partie supérieure, ainsi que la dense étendue verte au-dessous. Cette étendue, telle une foule, révéla bientôt chacun de ses membres ; des centaines d’arbres, si proches les uns des autres, qui se tenaient par leurs mains feuillues.


Penchant la tête par-dessus bord, Lauren s’étonna de découvrir que le bleu marine se disputait maintenant à la rouille. Plus ils s’approchaient de l’île, plus les sédiments charriés par le fleuve occultaient le bleu jusqu’à ce que l’eau devienne complètement marron. Lauren s’émerveilla de cette palette colorée qui semblait aléatoire, mais qui, au fond, suivait un modèle bien précis où tout paraissait à sa place.


Le droïde, à grand renforts de bips, accosta le bateau. Ils furent bientôt accueillis par cette dame d’un certain âge, âge qui se lisait dans les pattes d’oies au coin de ses yeux vifs, par les sillons sur ses joues et par sa silhouette légèrement arquée, bien que solide. Lauren échangea une poignée de main, surprise par la vigueur de la femme, et s’inclina poliment.


Elle dirigea son regard vers le curieux village qui s’étendait devant eux et mit un moment à comprendre ce qui monopolisait son attention. Petit à petit, promenant ses yeux sur les constructions où s’affairaient pêcheurs et travailleurs, Lauren comprit. Certains bâtiments étaient construits en bois, d’autres en permabéton sale. Certains, même, scintillaient ça et là d’un métal qu’elle n’identifiait pas. Il n’y avait pas d’unité visuelle, pas de cohérence ; tout semblait avoir été bâti en fonction des besoins et des ressources disponibles, créant cette toile disparate et hétérogène.


Les lieux bourdonnaient d’activité ; certains pêcheurs revenaient tous juste de leur pêche quotidienne, évidaient les poissons sous l’œil avide des oiseaux marins qui tournoyaient, braillant, au-dessus d’eux. Les bâtiments, bicoques ou véritables maisons, s’enfonçaient progressivement sous les ombres sylvestres, se soustrayant au regard depuis la côte, comme s’ils voulaient préserver une forme d’intimité.


Une clameur s’élevait d’un édifice situé trois pontons plus loin, sur leur gauche, qui s’apparentait vaguement à un hangar. « C’est jour de marché aujourd’hui, expliqua Aypi, décelant la curiosité dans le regard de Lauren. Tous les marchés se font à la criée, par tradition, d’où ce chahut. Ici, on considérait encore il y a pas même cinquante ans que celui qui criait le plus fort vendait les meilleures denrées, manifestant par là la qualité de ses produits. C’était souvent faux. » L’ombre d’un souvenir se dessina sur son visage, puis disparut. « Les choses ont changé. Venez, je vous y emmène ! »


Aypi se retourna aussitôt, ne vérifiant pas si Karm et Lauren emboitaient effectivement son pas. Elle adressa de nombreux signes de tête sur le chemin et, finalement, parvint à hauteur du hangar surpeuplé. Une quinzaine d’îlots distincts se différenciaient d’une allée centrale jonchée de tout, au point qu’il était précisément impossible d’identifier quoi. Agglutinés autour d’étals remplis, une nuée de bras, dressés en l’air, agitait quelques plaques de crédits. De temps à autre, une personne passait d’un îlot à l’autre et la valse reprenait de plus belle.


« Tout le monde vient ici pour récupérer les plus belles pièces du jour, issues de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Mais aussi le troc avec les marchands itinérants, ils sont là, au fond. » Elle désigna les deux îlots les plus éloignés, baignés dans la lumière matinale, de l’autre côté, où s'activaient bien plus de personnes qu'ailleurs. « Nous dépendons largement de ces marchands. »


Lauren hasarda une question.


« Vous n’êtes jamais dérangés par… mmh, des pillards ou des malfaiteurs ? On dirait que vous avez créé un vrai havre ! »


Un cri aigu retentit. « Est-ce que tu te fous de ma gueule ? »

Karm Torr
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Dis donc, Dodule, brailla aussitôt Aypi !

Karm, qui examinait un étal plein d’algues comestibles, sursauta. La voix de la femme venait de couvrir sans effort le tumulte indescriptible de la criée.

Fais donc pas d’histoire, ou tu vas voir ce que je vais te foutre, moi, sur la gueule !

Puis elle se retourna vers les deux Jedis et précisa :

C’est Dodule le Tentacule. Il n’est pas méchant, oh, vous savez, c’est un bon gars d’ici, mais un peu trop porté sur les distillations artisanales, si vous voyez ce que je veux dire. Un peu nerveux, quoi.

À la charge de ce brave Dodule, tout le monde avait l’air nerveux. On avait l’impression que le marché frôlait toujours le pugilat généralisé. Une femme bouscula Karm en marmonnant quelque chose de sans doute peu aimable, afin de pouvoir brandir des crédits sous le bec crochu du marchand d’algues.

Des pillards, non, reprit Aypi en retrouvant le fil de la conversation. Enfin… Pas comme… Venez, je vais vous montrer quelque chose.

La gardienne du port les entraîna vers le fond de l’entrepôt. Quelques mètres plus loin, leur traversée fut entravée par un Quarren furibond et passablement aviné, qui se planta devant eux, les mains sur les hanches.

Qu’est-ce que c’est que ces menaces, s’exclama-t-il de but en blanc ? On peut pas négocier tranquillement, ici, maintenant ?
Tu ne négocies pas, tu vagis, répliqua leur guide du tac-au-tac. Et puis on a des invités de marque.

Dodule posa son regard visqueux sur Lauren et le Maître Jedi, et il fut facile de deviner à son expression qu’à son avis, « de marque », c’était beaucoup dire.

Maître Torr et la Padawane Aresu, précisa Aypi, De l’Enclave Jedi.

Elle avait détaché les derniers mots pour être bien certaine qu’ils pénètrent dans le cerveau embrumé de Dodule. Celui-ci les considéra une seconde fois, mais plus attentivement, et cette fois-ci, Karm écarta un pan de son blouson, pour dévoiler deux shotos laser qui firent brusquement changer d’expression au Quarren.

Ah mais évidemment, aussi, moi, je savais pas, hein.
Y a pas d’mal, hasarda Karm d’un ton conciliant.
Votre Sainteté.

Dodule entreprit une révérence d’autant plus risquée que son sens de l’équilibre était tout relatif.

Euh…
Et que je ne t’y reprenne plus !

Aypi le menaça d’un doigt sévère, avant de reprendre son chemin. Karm n’était pas certain que le pauvre homme méritait un pareil traitement et être utilisé comme une vague menace ne lui plaisait guère, mais il s’abstint de le souligner.

Leur guide leur fit passer une nouvelle porte et ils retrouvèrent la chaleur moite et collante des rues de Wakali, qui venait tempérer un peu la fraîcheur du large. En longeant les docks, ils purent sentir l’odeur des embruns et d’autres effluves puissantes qui, en venant elles de la jungle, trahissaient la présence au milieu des arbres d’exploitation destinées aux épices.

Aypi Mayké s’arrêta devant un petit immeuble de front de mer, plutôt une maison au fond, avec deux étages et une enseigne holographique crépitante qui disait : « Amirauté de Wakali ». À l’intérieur régnait un confort sommaire : au rez-de-chaussée, une pièce occupait l’essentiel de l’espace, avec un bureau et grande table d’holoprojection circulaire. Un droïde protocolaire qui devait avoir plusieurs générations de retard s’y trouvait en grande conversation avec un homme habillé en marin, quelque chose à propos de la réparation d’un bateau.

Ayki salua l’usager d’un signe de la main mais passa son chemin, pour grimper l’escalier. Sans s’arrêter à l’étage, où se situaient ses appartements, elle conduisit les deux Jedis jusqu’aux toits. De là, on pouvait voir toute la ville, et le port, et la mer. Elle désigna des lunettes d’observation montées sur un pied boulonné au sol. Karm laissa Lauren s’y poster, pendant qu’il sortait ses propres jumelles militaires.

Sud-sud est, déclara la maîtresse des lieux. À cinq kilomètres de la côte. Vous verrez, ça clignote.

Et en effet, ça clignotait : toute une série de bouées se trouvaient là, qui flottaient indolemment au rythme des vagues.

Qu’est-ce que c’est, demanda Karm en observant l’installation ?
Des sondes de mesure du courant, de la densité de l’eau, des flux chimiques dans cette zone de l’océan.
Purement scientifique ?
Oh que non. Une entreprise républicaine a repéré des gisements sous-marins d’anthracite. Vous savez, pour les carburants de vaisseau. Il est question depuis un ou deux ans d’ouvrir une mine sous-marine ici.
Hmm hmm…
Évidemment, avec la situation actuelle, j’imagine que tout ça est appelé à beaucoup changer.

Karm rabaissa ses lunettes pour se tourner vers son interlocutrice.

Et vous en pensez quoi ?
Hé bien…

La femme soupira.

Difficile. Difficile, cette situation. D’un côté, on pourrait sans doute en tirer de gros revenus. Si on arrive à les taxer, d’une part, et puis… Il faudra des installations à terre, des logements pour les ingénieurs et les travailleurs, des commerces. Wakali s’en tire bien avec la mer et la jungle, mais ça n’empêche pas que beaucoup de jeunes partent, parce que les secteurs ne fournissent pas de l’emploi indéfiniment, vous comprenez ? D’un autre côté…

Elle ne finit pas sa phrase, mais Karm comprit bien et il hocha la tête : la crainte de voir son environnement se dégrader, et par conséquent les revenus de la poche, la transformation culturelle que ce genre de projets pouvait entraîner pour une petite bourgade, le sentiment d’être dépossédé par une vague entité étrangère, venue de l’extérieur.

C’est un sujet qui divise beaucoup, ici, expliqua-t-elle. Pas mal de gens sont contents que le retrait de la République force à une pause dans tout ça, mais on sait bien que ce n’est pas temporaire. Même si une entreprise républicaine ne peut pas s’installer, une autre pourrait se manifester d’ailleurs et… Et des gens s’intéresseront à ça, des gens d’ici, pour le développement, ce que j’aurais du mal à leur reprocher. Vous, c’est quoi votre avis, sur ce genre de choses ?
Bonne question, répondit Karm.

Et, fidèle à ses habitudes, il se retourna vers la Padawane.

Alors ? C’est quoi ton avis ?
Lauren Aresu
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Lauren grimpa la petite marche et attrapa des deux mains les jumelles. Elles étaient douces sous ses doigts, polies par toutes les mains qui, comme elle, s’en étaient servies. Elle aperçut d’abord la vaste flaque rouillée sur l’eau, progressivement escamotée par le bleu profond de l’océan qui étincelait. Elle longea ensuite la côte, succession de plages et d’arbres qui avançaient dans l’eau leurs racines blanchies par le sel, formant une sorte de mangrove « océanique », se figura-t-elle.


Puis elle dévia sur la droite et discerna les petites bouées clignotantes. Celles-ci délimitaient une vaste zone qui, si elle s’industrialisait, bouleverserait assurément la faune, la flore et le paysage de cette petite île.


Lauren en profita pour porter son regard plus loin encore. Vers le bras de terre qui s’étendait derrière, languissant. Vers les récifs de coraux qui dessinaient des arabesques de couleurs dans les eaux peu profondes. Vers l’immense océan qui ne semblait trouver nulle fin, qui ressemblait beaucoup à cet univers noir qu’ils traversaient en vaisseau et qui n’avait plus ni ciel ni terre.


« Alors ? C’est quoi ton avis ? »


Lauren se retourna.


« Je…, laissa-t-elle en suspens. » Elle réfléchit à voix haute. « Je regardais justement ces magnifiques espaces sauvages et je ne peux qu’imaginer les conséquences de l’implantation d’une industrie pareille. Je me doute que ça aura aussi un impact sur les ressources, de la pêche notamment, que vous tirez. (Elle lut l’approbation dans le regard d’Aypi. Elle marqua une pause, reprit les jumelles et continua :) Je ne sais pas ce que c’est que la vie insulaire. Je n’ai pas idée d’à quel point vous pouvez sacrifier vos ressources naturelles pour palier à vos autres besoins. Il n’existe pas une zone d’entre-deux ? demanda-t-elle. »


Lauren reconnaissait que sa question trahissait une certaine naïveté, que ces domaines-là autorisaient rarement la demi-mesure et qu’une entreprise capable de s’implanter ici bénéficierait d’un puissant réseau. La réponse d’Aypi le confirma.


« Vous savez, jeune Aresu, la demi-mesure, comme vous le dites, dit Aypi Mayké en affectant un sourire bienveillant, ne nous aidera pas, je le crains. Vous ressentez cependant ce que je ressens. »


Perdue dans ses pensées, l’Echani chercha dans les traits de Karm des indices, des pistes, mais il ne lui rendit qu’un regard encourageant.


« Honnêtement, dit-elle finalement, je pense que vous devriez conserver votre patrimoine naturel. Des endroits où trouver de l’anthracite, il y en a beaucoup à travers la galaxie. Mais ces lieux-là, comme celui que vous chérissez, se font si rares. Dantooïne semble préservée, mais pour combien de temps encore, à cette allure. La zone délimitée par les bouées semble faire un bon kilomètre, voire plus, c'est ça ? (Hochement de tête.) Je n'ose ce qu'il se passera quand tout ça sera foré... (Lauren descendit du petit piédestal.) Vous me direz que votre village pourrait mourir à petit feu si tout le monde s’en va parce qu’il n’y a pas d’opportunités, mais ne mourra-t-il pas, irrémédiablement, s’il est investi par ces colons qui ne perpétueront pas votre culture, vos us et coutumes et ne préserveront ni la faune ni la flore qui font de votre île un joyau ? C’est en tout cas ce que je vois de mes yeux étrangers. »


C’était aussi ce que Lauren avait ressenti quand elle avait découvert l’Enclave pour la première fois, en compagnie de Thann : ce respect que la civilisation manifestait à l’égard de la nature ; son intégration dans l’astroport, ces chemins qui sinuaient entre les bouleaux et les pins, ces plages vierges de toute souillure visible, ces sentiers délaissés que l’on empruntait pour feindre de s’y perdre. Au lieu de façonner la nature artificiellement, on se confondait avec elle. La rareté croissante de ces paysages dans la galaxie réveillait chez Lauren une volonté de les protéger, bien qu’elle comprît le droit de chacun d’obtenir les moyens de sa subsistance.


Un bruit de bottes les extirpa tous trois de leurs réflexions. Le marin, qu’ils avaient croisé avant d’arriver ici, venait de gravir les dernières marches, son souffle saccadé faisant vibrer sa moustache jaunie.


« Mayké ! Ce fichu droïde n’en démord pas, on n’a pas ce qu’il faut pour rénover ce satané rafiot. Et puis… les caisses communautaires ne sont pas… Ahem ! Pardonnez-moi ! »

Il s’avisa de la présence des deux Jedi, tellement tracassé par son tourment qu’il n’avait remarqué que la vénérable dame.


« Tout va bien, Guapau, ce sont des Jedi. Tu peux parler librement, le village n’a rien à cacher, dit calmement Aypi. »

Karm Torr
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C’était un problème compliqué et Karm croyait en la vertu des problèmes compliqués. Selon lui, l’apprentissage théorique qu’on dispensait dans les salles de classe du Temple rencontrait vite ses limites dans une galaxie si vaste et si diverse que chaque situation se présentait avec ses inextricables complexités. C’était en se confrontant au réel qu’on grandissait et c’était en grandissant qu’on cessait de se sentir entièrement impuissant après chaque défaite.

Le Maître Jedi avait donc laissé la Padawane exprimer son opinion, sans chercher à l’interrompre ni à l’orienter, ne fût-ce que d’un regard. Lauren avait manifestement conscience qu’aucune des deux voies les plus évidentes n’était entièrement satisfaisante et c’était dans ce compromis avec le réel que se logeait la première partie de l’apprentissage.

Karm ouvrit la bouche pour passer à la seconde quand ils furent interrompus par un marin infortuné.

Les caisses communautaires sont… ?

L’homme hésita en considérant le petit humain qui lui faisait face. Les Jedis, ça le laissait toujours un peu perplexe. Pas hostile. Perplexe. Tout ce qu’il en savait, c’était des histoires étranges, difficiles à croire, souvent confuses. Elles heurtaient son bon sens d’homme pragmatique et, en même temps, en vieux loup de mer, il avait souvent contemplé l’océan pendant les nuits de tempête et, dans le soulèvement primordial des vagues emportés par la furie de l’orage, on entrevoyait parfois à la lumière des éclairs des réalités surnaturelles.

Vides, dit-il, après avoir laissé un instant s’échapper une langue bifide, comme pour mieux humeur ses deux nouveaux interlocuteurs. Elles sont vides depuis que les Piafs ont décidé d’augmenter leur marge.

Karm interrogea leur guide du regard.

Les Piafs vivent sur la côte continentale, un peu à l’est d’ici, expliqua cette dernière. C’est pas leur vrai nom, bien entendu. Enfin bref, peu importe : c’est une famille qui a deux cargos réfrigérés, une piste de décollage et qui rachète une partie du produit de la pêche pour l’expédier dans les mondes environnants. J’imagine qu’ils font transiter d’autres choses, aussi.
Ils ont décidé de baisser leurs prix de rachat, s’emporte le marin, et sa collerette membraneuse se hérisse tout autour de son cou. Vous imaginez ça, vous ? À peine si on est pas en train de vendre à perte !
Et ils vous ont donné une raison ?
Ben la raison, c’est que c’est des rapaces, c’est tout !

Aypi se contenta de hausser les épaules. Il était manifeste que la communication entre les deux parties de ce petit conflit commercial laissait à désirer.

On va passer leur rendre visite pour voir ce qu’il en est, assura Karm, qui songeait que son statut au sein de l’Enclave le poussait décidément bien loin de son champ d’expertise habituel. Et pour ce qui est de la question extractive, là… Y a sans doute un moyen pour nous de vous aider.

Cette fois-ci, ce fut le regard d’Aypi qui se fit inquisiteur.

Vous croyez qu’on peut voir les plantations d’épices ?

Karm était soucieux de se faire une idée complète de la vie de l’île.

Hé bien… C’est un peu loin de mon domaine, reconnut-elle.
Je peux demander à ma soeur, suggéra le marin. Ma sœur a épousé le cousin du mari de la nièce de l’associé de la femme du frère du mari de celui qui a les plantations de toussetousse.
Merveilleux, répliqua Karm, qu’on avait perdu au premier degré de parenté.

Une demi-heure plus tard, après une série de coups de fil tous plus incompréhensibles les uns que les autres, le marin, dont ils avaient appris qu’il se prénommait S’ss’ss’sss (attention à l’accent tonique), les guidait sur un sentier bien entretenu dans la jungle.

Les techniques d’agroforesterie de l’île pouvaient susciter l’admiration : sous les arbres s’étendaient des cultures potagères et champignonnières, et de petits ruminants pas plus gros qu’un tooka semblaient assurer le désherbage. Toute la jungle était comme un miracle de l’horlogerie agronomique et, sous ses aspects entièrement naturels, elle devait son existence à des siècles et des siècles de sciences agricoles.

Le toussetousse était fabriqué à partir des copeaux de l’écorce de certains arbres. Il s’agissait de la gratte à chaque printemps avec des râpes spécialement conçues. Une fois traitées, l’épice servait de base à bon nombre de médicaments, par exemple pour le traitement de la goutte rodienne, une MST qui faisait des ravages chez les mercenaires des kajidics.

Le sentier finit par les mener à une vaste clairière où se dressait la ferme Agoba. En cette saison, après la récolte, on s’affairait à réduire les copeaux de toussetousse en poudre, puis à mêler de la poudre avec de la sève d’arbre, pour obtenir une pâte épaisse qui finissait par se solidifier, ce qui facilitait son exportation. C’était à cette dernière opération que la ferme était occupée ce jour-là.

Deux jeunes femmes d’une vingtaine d’années s’employaient à produire le mélange, tandis qu’un homme de vingt ans leurs aînés triffouillait les entrailles électroniques de l’un des droïdes à la silhouette arachnéenne qui servait à la récolte.

Hé, Dogba, lança S’ss’ss’sss (attention à l’accent tonique) !

Le réparateur leva les yeux et mis sa main en visière.

Ah ! Oui ! Les Jedis, lança-t-il d’une voix grave et grondante, avant de déplier sa large silhouette puissamment musclée, pour venir serrer la main de Karm et de Lauren. Dogba Agoba.

Karm faillit attraper un torticolis en levant les yeux tout là-haut, vers ceux de son interlocuteur.

Je gère cette partie de la jungle avec mon mari qui est… Ah ! Là-haut !

Dogba pointa du doigt une silhouette non moins impressionnante, qu’on distinguait plus ou moins au sommet d’une sorte de palmier. Ekki Agoba était occupé à trancher d’un coup de machette habile des régimes de fruits encore verts, qui tombaient plus bas dans un filet tendu entre les arbres.

Et donc… C’est plus ou moins tout là.

Dogba n’avait de toute évidence pas l’habitude de faire visiter son exploitation et il ne savait trop que dire.

Vous exportez comment, demanda Karm ?
Par les Piafs, répondit l’homme. Comme toute l’île.
Y a pas d’autres transporteurs ?
Si, mais il faudrait aller plus loin. Même si les Piafs achètent moins cher, c’est toujours bon marché. À vrai dire… C’est vrai que si ces histoires de forage se concrétisaient, on aurait probablement d’autres solutions meilleur marché.
Ah, donc vous êtes partisan du projet ?

Ss’ss’ss’sss (attention à l’accent tonique) laissa échapper un sifflement désapprobateur.

Favorable, favorable, je sais pas, répondit l’agriculteur d’un ton aussi apaisant que possible. Mais on ne va pas se mentir, on manque d’infrastructures ici. Pas assez de gens, pas assez de grands équipements. Pas assez de grands équipements, pas assez de gens.
On peut peut-être vous aider. Pour le transport. On a des vaisseaux, on a des pilotes.
Vous êtes aussi de l’autre côté de l’océan, objecta Aypi.
Ouais, mais on a eu un soudain afflux de population et on pourrait peut-être se développer un peu et installer une annexe ici. Et avec les services de l’AgriCorps, vous pourriez stimuler votre agriculture, augmenter les rendements, sans avoir à perturber tout l’écosystème. On a besoin de place pour s’installer et d’occasions de se rendre utiles, vous avez besoin de bras et de compétences nouvelles. Ma foi, tout le monde est gagnant.
Lauren Aresu
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Malgré son regard attentif, Mayké n’avait pas répondu à Lauren. L’Echani devinait dans ses yeux, sur ses traits, qu’elle se félicitait qu’une jeune fille souhaitât protéger la nature comme la coutume ; mais derrière, l’âpre réalité ternissait ses iris. Que faire d’un lieu où l’on ne subsistait plus de son travail ? Qu’attendre d’un futur que n’égayait aucune opportunité professionnelle ? Personnelle ? Le marin non plus ne fut guère loquace, taisant son avis derrière le rude masque de la colère. Ses silences étaient ponctués de râles rauques désapprobateurs et de sifflements. Lauren croisa son regard, il détourna la tête.



Lorsqu’ils pénétrèrent dans la jungle, Lauren sentit sur sa peau, sur son visage, se déposer un linceul humide et collant qui contrastait largement avec le village, balayé par les vents côtiers. Elle s’épongea le front, maudit l’inconfortable chaleur moite, et leva finalement le nez.


Au milieu de cette éclatante palette de verts et de bruns, Lauren fut emportée par l’ambiance qui y régnait. Le bruissement des palmes, les petits cris et les pas des animaux et tant d’autres sons inconnus, tout attestait de cette vie cachée. On pourrait entendre, pour peu que l’on écoutât, la respiration animée de la mélopée d’animaux tapis sous les fougères.


Bravant les tiges des fougères, elle perdit un instant de vue le groupe, accéléra et finalement, raccrocha les wagons alors même que montait déjà en elle les prémices d’une angoisse.


Ils débouchèrent dans la clairière baignée de soleil, accueillis par les senteurs musquées des écorces broyées. Tous ici portaient le même chapeau, aux larges bords protecteurs, tissés de fibres entrelacées et Lauren regretta aussitôt de ne pas en porter un, elle aussi. Elle lança sa main à la rencontre de l’énorme paluche – le mot était fort choisi – que tendait le travailleur bourru. Ce sont de véritables outils, pensa-t-elle, leurs mains sont tellement calleuses ! Plissant les yeux, sa main mécanique en visière sur le front, Lauren discerna l’autre homme, perché là-haut.


Quelle que fut la question adressée au sujet de leur économie, ces Piafs revenaient souvent. Pas même décrits, pas un nom, les Piafs étaient pour les insulaires de simples intermédiaires qu’on ignorait en dehors des relations commerciales. Lauren n’aurait su dire à quoi ils ressemblaient précisément, ces Piafs, mais elle comprit vite que les liens se tissaient au gré des besoins. Aypi, S’ss’ss’sss (attention à l’accent tonique) ou Dogba, tous semblaient s’être résignés à cette situation de fait.


« Vous ne pourriez pas investir dans votre propre vaisseau ? demanda Lauren. »


Dogba prit la parole.


« Oh, si bien sûr, croyez pas qu’on y a pas pensé ! Mais on a pas de pilote, pas de piste, à peine un fronton de mer et, surtout, on a pas de vaisseau ! Le temps qu’on regagne ce qu’on investit là-dedans, vous savez, le village aura fini de crever !


On peut peut-être vous aider. Pour le transport. On a des vaisseaux, on a des pilotes, remarqua Karm. »


Le maître termina son explication quand se profila une silhouette à l’orée de la jungle, à l’opposé d’où Karm et Lauren étaient précédemment arrivés. D’un mouvement uniforme, comme connectés par télépathie, tous les travailleurs pivotèrent vers la forme qui émergeait d’entre les arbres. Cette effervescencet toute modérée avait quelque chose de si naturel, se dit Lauren, que cette situation s’était forcément déjà produite. Elle observa le silence que respectaient les travailleurs, une allure de défi perçant dans leurs regards et leurs postures.


L’inconnu atteignit leur position, lorgna les paquets d’épice soigneusement emballés, détailla longuement Karm et Lauren, sans se soucier de paraître discret, puis lâcha finalement, d’un piaillement qui tranchait avec son comportement :


« Bonjour ! Enchanté. »


« Que veux-tu ?


— Ce n’est pas une façon d’accueillir l’un de vos partenaires commerciaux, Dogba, répondit l’humanoïde d’un air offensé. »


Sans plus se formaliser, Lauren détailla en retour l’individu. Son corps était couvert de plumes aux nuances de marron ; sur son visage culminait un énorme bec et deux yeux perçants, jaunâtres, bougeaient vivement de chaque côté de ce bec. Ses oreilles, deux longues excroissances, naissaient de sa boîte crânienne. Elle sut instinctivement : un Piaf.


« Vous êtes des Jedi, je suppose ? reprit l’individu en signalant d’un geste lent les deux sabres qui pendaient à leurs ceintures respectives. Que faites-vous ici ?


Nous sommes à la rencontre des habitants ! répondit Lauren.


Je pense que cela ne vous regarde pas plus que ça, dit Aypi d’une voix neutre, la main sur l’épaule de la jeune Echani. »


Pourquoi ce Piaf débarquait-il à ce moment fort convenu ? Bien que Lauren s’efforçât toujours de ne pas réagir aux a-priori, elle fut spontanément repoussée par l’homme-piaf. Sa nonchalance feinte, le dédain dans sa voix et tous ses gestes qui sous-entendaient : vous ne méritez que le minimum de mes mouvements ; ce tout formait une aura antipathique dont Lauren souhaitait s’éloigner au plus vite. Elle recula de quelques pas.

Karm Torr
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Pas tous les habitants.

Karm inclina un peu la tête sur le côté pour tenter de comprendre le sous-entendu — il y avait forcément un. Ses pupilles se dilatèrent légèrement alors que la Force lui soufflait quelque chose des émotions de son nouvel interlocuteur. Il en perçut la méfiance, ce qui était manifeste, mais aussi une forme d’incertitude, presque de sentiment de danger. Il y avait dans cette assurance hautaine une part de théâtre dont la raison pour l’heure lui échappait.

Et donc, reprit le volatile, le… Comment vous appelez ça ? Conclave ?
Enclave.
C’est bien, ça fait ouvert au monde, comme nom.

Touché.

La tradition, répondit Karm en haussant les épaules.
Si vous le dites. Et donc, l’Enclave envoie deux Padawans faire le tour de Dantooine ?

Aypi fut piquée au vif et répliqua :

Voici le Maître Jedi Torr, l’un des fondateurs de l’Enclave.

Le Piaf parut sincèrement surpris.

Faut pas toujours juger sur les apparences, glissa l’explorateur d’un ton entendu, poussé par l’une de ses subites ambitions.

Quelque chose fit mouche — Karm lui-même ne sut pas tout de suite quoi —, parce que l’attitude de leur interlocuteur changea d’abord imperceptiblement. Par exemple, il se décida à se présenter.

Artere.
Torr. On allait justement passer vous voir.
Nous ?
Vous faites partie des transporteurs de la côte, non ?

Artere hocha la tête.

J’ai quelques affaires à régler ici d’abord, dit-il.

Et Karm s’écarta. Pendant une ou deux heures, les deux Jedis visitèrent l’exploitation d’épices. Comme l’explorateur l’avait supposé, le travail était ingrat et difficile, et les plantes aux épices rares. Il y avait là un problème à résoudre pour l’AgriCorps, un défi agronomique que le savoir des Jedis, accumulé au fil des siècles dans des milliers et des milliers d’écosystèmes, et à travers la Force, pourrait sans aucun doute relever.

Il ne fit pas immédiatement part de ses idées en la matière au couple d’exploitants : il était plus sage de commencer par interroger les Consulaires et les Sentinelles spécialisés dans le travail de la terre. Mais le Maître n’en promit pas moins de revenir plus tard, avec des membres du Corps Agricole, pour aborder des sujets de fonds.

Enfin, ils se retrouvèrent à manoeuvrer leur bateau hors de la marina, pour se lancer dans le sillage de celui d’Artere, une grande barge plate et rectangulaire qui servait au transport des marchandises entre l’île et la côte continentale, d’où les siens opéraient. À nouveau, après la chaleur de la jungle, le vent de l’océan vint fouetter leurs visages, et pendant un moment, Karm garda le silence, pour profiter de cet air immense et pur qui les entourait.

J’ai découvert ça que très tard, dit-il brusquement, à peu près comme s’il enchaînait dans une conversation ininterrompue depuis leur départ. Qu’à chaque endroit où il y a des gens, les choses sont des complexités folles, tu vois ce que je veux dire ? Que chaque situation a plusieurs angles, que tout est tout le temps indécis, incertain. Je sais plus quel ancien Maître disait que la sagacité vaut mieux que la sagesse, parce que la sagesse ne s’exerce que dans le règne des abstractions. J’ai commencé à apprendre la sagacité comme explorateur.

S’il avait pu réécrire sa propre histoire, choisir dès le début son rôle, s’engager de lui-même sur son propre chemin, Karm n’aurait certes pas été un Gardien. Sentinelle, voilà ce qui lui allait, cette voie de la ruse et de bricolage, qui évoluait dans le grand souk du réel. Mais au fond, à son rang, tout se mêlait, le diplomate et le guerrier, l’enquêteur et l’administrateur, on devenait soi-même comme le monde : hétéroclite.

Jusqu’à présent, pour les Jedis, Dantooine, c’était un grand champ. C’est souvent comme ça qu’on voit les planètes, t’as remarqué ? Alors ça c’est un désert, ça c’est un monde agricole, ici c’est de la génomique, là ils fabriquent des vaisseaux. On a l’esprit interstellaire et notre imagination descend rarement en-deçà des orbites ou des atmosphères, elle atterrit pas souvent, elle va pas dans les quartiers, les villages ou les supérettes. Ben aujourd’hui, c’est à toi et moi que revient de comprendre quelques-uns des minuscules rouages de ce grand monde qui nous adopte.

Depuis bien des années désormais, l’ExploCorps lui avait appris à penser les écosystèmes, avec ce qu’ils avaient de rencontres hasardeuses et de lois immuables. Karm s’était rendu compte que la vie sociale était un écosystème.

J’te propose un exercice, le temps qu’on arrive.

D’un geste de la tête, il désigna la forme rectangulaire de la barge, à quelques milles de leur propre embarcation.

On est d’accord que le type est pas spontanément sympathique, pas vrai ? Genre, suffisant et tout ça, et dans le récit que les gens de l’île nous ont donné, lui et ses potes sont pas… Disons pas précisément les gros méchants de l’histoire, mais quand même des sortes d’antagonistes. Les mecs se font une marge, ils augmentent leur prix quand la planète est déjà en difficulté, et ils ont le culot d’être hautains. OK. Maintenant… Essaie d’envisager ça de l’autre côté. Qu’est-ce qui justifie ça pour eux ? Fais l’hypothèse qu’ils ont une bonne raison. Pas… Absolument bonne, t’sais, mais genre légitime. Une raison rationnelle, pas sournoise ou forcément égoïste. Essaie d’imaginer leurs propres engrenages et leur propre situation.

Explorer, c’est penser comme les autres, lui avaient répété ses maîtres quand il n’était encore qu’un jeune Chevalier débutant.

Faut jamais sousestimer la malice et la sournoiserie des gens, parce que c’est dangereux, mais c’est un risque tout aussi grand de prêter des vices à tout le monde.
Lauren Aresu
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« Je n’en peux plus que tout soit ainsi… indécis, comme vous le dites. Vous savez, je pense que la seule fois où j’étais vraiment rassurée d’enfin savoir parfaitement ce que je voulais, c’était là-bas. Sur Ossus. Quand Galdur m’exhortait de m’abriter, insistait qu’on devait fuir, qu’on périrait si on restait. Quand… (Lauren plongea son regard directement vers les fonds marins.) Quand les tirs ont retenti et que j’ai entendu ces civils crier d’agonie, il n’y avait qu’un choix clair, limpide qui s’imposait à moi : on devait intervenir, quels qu’en soient les conséquences. Je me sentais… investie de cette responsabilité. On a failli périr, Galdur portait la voix de la raison, mais je pense que j’aurais eu un sentiment de perte plus pénible encore aujourd’hui si on s’était enfuis. »


Ils respectèrent chacun un silence attentionné.


« Là, il n’y avait pas de complexité, pas d’angles différents, pas d’indécision et… ce moment – un moment où je sentais cette clairvoyance extrême –, j’y suis allé paisiblement. C’est après que la peur s’est immiscée, puis elle est repartie quand je pensais mon heure arrivée. C’est très paisible de se savoir condamnée, de savoir que l’indécision et la difficulté n’auront jamais plus d’emprise sur nous, non ? Que nous n’avons plus à nous soucier d’aucun jugement, que la postérité s’occupera de nous. »


Karm venait de percer un abcès qui jusqu’alors s’était emmagasiné dans un recoin de l’esprit de Lauren. Un recoin sale, empli de culpabilité et d’amertume, mais un recoin profondément humain. Elle chuchotait presque, à présent.


« Quelle était leur raison, à eux ? De tuer tous ces civils ? De nous faire souffrir ainsi ? Une vengeance ? Une prime ? La peur ou la colère ? La survie ? M’ont-ils compris, eux, quand je leur ai proposé de parlementer pour justement comprendre leurs motivations ? Ont-ils cherché à comprendre mes motivations, à moi ? Pourquoi seulement les habitants d’ici iraient chercher à comprendre ces Piafs alors que ceux-ci n’ont pas envie de faire de même ? »


Lauren sentit sur son épaule la chaleur d’une main rassurante. Au fond d’elle-même, elle n’attendait pas de réponse, pas plus qu’il n’y en avait à fournir. Elle inspira profondément, expira jusqu’à que ses poumons la brûlent, puis réitéra l’opération quelques fois.


« Je ne sais pas, reprit-elle. Ils vivent sans doute aussi en communauté, donc je pense que les besoins sont peut-être les mêmes que les habitants que nous venons de rencontrer ? Besoin d’argent pour acheter des vivres, entretenir leurs infrastructures, attirer de nouveaux gens ? Vous pensez vraiment, toutefois, que ça justifie d’agir ainsi ? D’oublier volontairement, ou pas, les besoins et les nécessités des autres ? »


Lauren passa une main dans ses cheveux et en retira une mèche. Cela arrivait fréquemment depuis son retour parmi les siens ; si seulement les souvenirs pouvaient s’en aller avec elles. Elle continua :


« On dirait que ça fait longtemps que ces deux communautés cohabitent, à défaut de s’entendre ; vous croyez que les habitants de l’île n’auraient pas déjà essayé de comprendre les motivations des Piafs depuis ce temps ? Ils ont pourtant l’air paisibles. »

Karm Torr
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Hmm…

Karm s’était assis sur l’un des petits bancs étroits que formaient les caissons où on rangeait le matériel, le long du bastingage. Les bras étendus de chaque côté, il laissa le vent fouetter son visage et agiter ses cheveux argentés. Presque comme un vacancier. Il écouta la jeune fille sans paraître très ému par ce qu’elle lui racontait, mais les Maîtres Jedis n’étaient-ils pas réputés pour leur impassibilité ?

P’têt bien que les gens de l’île ont essayé. P’têt pas. P’têt qu’ils pensent qu’ils ont compris les motivations des mecs d’en face et qu’ils s’en tiennent à ça. On connaît pas toujours si bien que ça ses voisins, même après vingt ou trente ans. Combien de Jedis ont vécu sur Ondéron sans jamais vraiment s’égarer dans les rues d’Iziz ? C’est déjà prenant d’être membre d’une communauté, alors aller voir à côté parfois, ben… C’est comme de traverser la Galaxie.

Lui-même était d’ailleurs persuadé de n’avoir pris conscience que tardivement du fossé qui séparait parfois les individus mêlés ans la même foule. C’était sa vie d’explorateur qui l’avait incité à faire attention à ces choses-là.

Moi, j’me dis que si les gens qu’on appelle les Piafs ressemblent des piafs, y a anguille sous roche, tu vois ce que je veux dire ? Si c’était des Gamorréens et que les gens décidaient de les appeler les Porcs, ça me ferait me poser des questions. Mais peut-être que c’est eux qui choisissent de se donner ce nom-là.

Sur Dantooine, il était facile de vivre entre soi. La planète restait immense, à la différence des ces mondes-villes où les distances avaient été avalées par les technologies, où les métros ultra-rapides et les speeders dernière génération écrasaient les immeubles les uns contre les autres et forçaient tout le monde à côtoyer tout le monde. Ici, certains fermiers n’allaient presque jamais au-delà des frontières de leurs champs. On naissait, on vivait et on mourrait avec ses épis de blés pour seul horizon.

La complexité, c’est épuisant, c’est vrai. Tu vois, en tant que soldat de carrière, ‘fin pendant longtemps quoi, un truc qui m’a toujours scié, c’est que les gens se représentent la guerre comme des cartes. Les scènes d’holofilms où tu vois les généraux pousser leurs bataillons sur leurs projections, les reportages du journal où les planètes sont découpés en beaux aplats colorés. La cartographie est le vernis de la violence : elle en cache les aspérités.

(Et c’était un explorateur qui disait ça !)

La vérité, c’est qu’une bataille, ça a aucune espèce de sens. C’est un bordel permanent. Tout explose, tout s’effondre, ça canarde de partout, plus personne sait ce qui se passe au bout de cinq minutes, les mecs avec toi savent pas pourquoi ils sont là, les pauvres types en face sont au moins aussi paumés, et malgré tout, faut se convaincre que ce qu’on va faire, là, tout seul, peut changer un truc de décisif dans le cours des événements.

Car les victoires étaient faites de la collection d’héroïsmes imperceptibles et singuliers.

C’qui est arrivé sur Ossus est… Hyper confus. Les Hutts, l’Empire, la République, nous. Comment tous ces gens se sont agencés les uns avec les autres. Ce qui tient de la machination, ou de l’erreur, ou du malentendu. Je crois pas que là-bas, ce jour-là, on ait croisé beaucoup de gens qui aient eu le fin mot de l’histoire. Beaucoup de gens qui savaient vraiment ce qu’ils faisaient, ou pourquoi, ou à cause de quoi. Et l’absurdité du monde est plus difficile à admettre que sa corruption.

Un oiseau marin descendit jusqu’à eux, très près, un animal audacieux qui ne craignait pas de frôler les bateaux pour subtiliser aux pêcheurs une partie des fruits de leur travail. Il piquait, survolait en planant les embarcations, ses quatre ailes étendues, avant de remonter — bredouille, ce jour-là.

La colère, la culpabilité, la tristesse. L’amertume. La peur. C’est des émotions légitimes quand on a été confrontée à ce genre de situations. Y a une manière de les ressentir, de les laisser venir à soi, pour leur donner du sens et une utilité, et pas se laisser gangrener par elles. C’est à travers ses émotions qu’on trouve la paix et la certitude, pas malgré elle.

Comme quoi, c’était une chance que le Conseil ait été emprisonné : ça l’empêchait de se pencher sur ce genre de déclarations.

Notre âme est comme un paysage avec ses falaises et ses gouffres, elle a ses hivers et ses nuits, ses étendues sombres et ses époques de glace auxquelles succèdent des chaleurs nouvelles. La sérénité, ça ne vient pas de la vaste plaine toujours semblable à elle-même. La sérénité, c’est l’expérience du voyageur de soi, qui sait camper contre la muraille de roche quand souffle le blizzard, comme il le ferait au milieu des collines à la faveur d’un doux printemps. Éprouve ce que tu as à éprouver, car même les peines contiennent le chemin de la Lumière.
Lauren Aresu
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Lauren agita la main, les doigts crispés.


« C’est pas la complexité qui est épuisante… C’est d’être parmi les rares à la chercher dans un monde qui ne s’en embarrasse pas. Les gens, ici ou là-bas, s’en moquent, lâcha-t-elle. »


Pendant quelques secondes, elle fut tentée de poursuivre ses lamentations, mais, dans un soupir, elle s’en découragea. Que lui importait de comprendre les « types en face », qu’ils connussent le fin mot de l’histoire ou pas ? Elle l’avait cherchée, la complexité. Elle avait parlé, fait le premier pas, décliné ses intentions, elle avait soigné des blessés innocents et inoffensifs ; elle avait cherché cette foutue complexité ! Lauren se souvenait des mèches sales de la blonde, de son rire extravagant et enragé, de ses remarques libidinales ; l’inconnue avait balayé la complexité d’un revers de vibro-lame, de coups et d’insultes.


Lauren soupira à nouveau, les yeux clos. Un soupir saccadé et languissant, les lèvres serrées. Le nœud se noua dans sa gorge. Elle fit l’effort d’acquiescer, soufflait toujours, agitée de légers soubresauts presque imperceptibles comme si, d’un coup, elle ressentait un froid mordant.


Le courant d’air constant ébrouait sa chevelure qu’elle avait détachée. Ses doigts s’agitaient entre eux. Le droïde émit un sifflement.


« De toute façon, il n’y a que le temps qui apaise les choses. Il gagne toujours le temps, il anesthésie, mais là, c’est… trop récent. Trop frais. Je ne me sens pas capable et vos paroles n’ont pas de forme pour moi, en cet instant, dit-elle en secouant la tête, anéantie. Savoir que ça passera un jour, que je serai trop lasse, que les souvenirs se seront flétris, il n’y a que ça qui m’apaise, en fait, vous savez. Comment voulez-vous seulement que j’utilise mes émotions ? Je ne dors plus les nuits, les foules me font peur, les bruits forts et claquants me font paniquer, j’angoisse à nouveau quand je suis seule et dès que je ferme les yeux, tout se déroule à nouveau, avec la même vivacité, les mêmes odeurs, les mêmes pensées. Et tout le reste, ce que j’arrive pas à décrire. Dès que je fais un pas pour prendre du recul, tout charge dans ma direction derechef. »


Le silence distendit le temps entre eux. Un oiseau semblait s’être entiché de leur embarcation, décrivait de vastes cercles au-dessus et braillait parfois d’un cri peu harmonieux.


« Vous savez si une enquête a été lancée pour retrouver cette ancienne consultante ? Demanda-t-elle au pied levé. »



Le petit bateau, devant eux, ralentit et, à son tour, Lauren ressentit la décélération, s’agrippant à la barre du bastingage. Absorbée, elle n’avait pas remarqué jusqu’alors la vaste île vers laquelle ils se dirigeait. Le relief était moins escarpé, à peine quelques collines visibles. Elle semblait également plus aride, aux couleurs enflammées d’un automne éternel. A l’extrémité est de l’île, Lauren apercevait un va-et-vient de vaisseaux, des petits points mouvants dans le ciel azur, qui faisaient à chaque fois vibrer l’atmosphère. Le son ne leur parvenait qu’après une dizaine de secondes, mais leur succession créait un bourdonnement lointain qui ne s’effaçait jamais vraiment.


Lauren regarda Karm et serra les dents. Ce bourdonnement l’agitait, l’oppressait, ses bras se raidirent, enfoncés dans les replis de sa bure. Ils accostèrent bientôt sur un ponton de plastacier terne et glissant. Le Piaf avait accosté juste à côté et Lauren et Karm le suivait à présent jusqu’à la rassurante terre ferme où ils ne manqueraient plus de se briser les os à chaque pas.


« Bienvenue sur l’île d’Aumaac, lança l’homme-oiseau. »

Karm Torr
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La Force ne se loge pas toujours dans l’esprit, répondit le Maître Jedi en fixant la Padawane de ce regard perçant que les gens de son rang paraissaient développer avec l’âge. Parfois, le travail de la pensée est inutile, et l’âme s’apaise par le corps. Il y a une méditation des muscles comme une méditation du silence.

Il y avait quelque chose de préoccupant, selon lui, à ce que Lauren envisage sa situation comme l’aurait fait une civile. Comme si la Force n’avait pas été dans sa vie, comme si ses tourments ne lui ouvraient aucune voie spirituelle. Karm détourna le regard pour observer le paysage côtier qui se rapprochait petit à petit. L’éducation jedi avait-elle à ce point failli à la jeune femme qu’elle ne discerne pas le début d’un chemin dans les traditions de son Ordre ? Se pouvait-il que l’enseignement des Temples se soit à ce point appauvri que leurs seules ressources relèvent désormais de la psychiatrie ?

Karm y vit une nouvelle preuve que la politique et la guerre les avaient éloignés de leur quête spirituelle. Dans une Galaxie en proie à un conflit interminable et au sein d’une institution qui se sentait toujours menacé, les jeunes générations étaient parfois formées à une vision instrumentale de la Force et de leur rôle. Alors, quand tout s’effondrait, il ne restait plus qu’un paysage désolé qui n’offrait aucun réconfort.

Leur bateau accosta sur le continent non loin de la barge de leur guide. Les embarcadères demeuraient modestes, et principalement conçus pour accueillir deux ou trois vaisseaux de transport de marchandises, qui reliaient la côte à d’autres terres océaniques. Mais il se trouvait aussi à l’embouchure d’un large fleuve qui sillonnait les terres arides, en traçant une bande fertile verte et bleue au milieu du sol asséché. Là, un second port, fluvial cette fois-ci, avait été construit pour accueillir parfois des péniches de marchandises.

Parmi les vaisseaux qui décollaient, la plupart n’était que des navettes atmosphériques et toute cette flotte était au fond de taille assez modeste. L’opération des Piafs ne réunissait guère qu’une trentaine de personnes. Elles habitaient dans une bourgade presque essentiellement constituée d’entrepôts, massés autour du double port et entourés par les pistes de décollage.

Les quelques immeubles de deux ou trois étages qui abritaient la population présentaient la particularité d’offrir à chaque niveau de larges balcons, et ceux-ci étaient en réalité des portes d’entrée, comme au rez-de-chaussée. La plupart des gens qui vivaient sur Aumaac appartenaient à la même espèce que leur guide Artere.

Vous êtes installés ici depuis combien de temps ?
Une cinquantaine d’années, répondit Artere. À l’origine, les gens venaient d’un peu partout. Des Rishii d’ici et de là, partis du monde natal pour… Découvrir la galaxie. Fuir leur famille. Chacun avait ses raisons. Et puis on se retrouve finalement bien seul, dans l’espace, quand on n’est pas entouré des siens.

L’humeur de l’homme-oiseau semblait s’être singulièrement améliorée depuis qu’il avait posé la serre sur cette côte plus familière.

Et vous passez toute votre vie ici, alors ? Sur Dantooine.
La plupart. Je pense. Certains retournent sur Rishii, mais on ne peut pas dire que… La vie y soit aussi, vous savez…

Karm hocha la tête.

J’y ai déjà passé quelques jours, oui.

Artere posa aussitôt sur lui un regard brûlant d’intérêt, celui de l’expatrié qui aime entendre parler d’un pays où il ne compte pourtant jamais revenir. C’était sur Rishii que Karm avait mis la main sur de vieilles cartes jedi qui laissaient deviner le chemin de leurs mondes d’origine à eux. Des sources de leur Ordre. Il y avait là un périple à accomplir, mais l’agitation des derniers mois était peu propice à une semblable expédition.

Je vais vous présenter à la Conseillère.
La Conseillère ?
On est organisés en coopérative. On élit un conseil d’administration tous les trois ans. Techniquement, il y a cinq conseillers, mais on appelle Conseillère la première d’entre eux, qui est une sorte de… Gestionnaire ? Présidente ?

Le Jedi hocha une nouvelle fois la tête et ils pénétrèrent ensemble dans un bâtiment en forme de dôme. En son centre, le dôme était traversé par un puits qui offrait un second point d’accès aux Rishii. L’intérieur était presque entièrement occupé par un bureau organisé en deux galeries superposés où s’affairaient deux Rishiis et trois droïdes de protocole au modèle un peu dépassé, mais toujours fonctionnels.

Artere salua ses congénères d’un geste du bec avant de désigner de l’aide un escalier métallique à ses invités. Lui s’épargna les marches pour voler jusqu’à la galerie supérieure et, là, il les fit pénétrer dans un bureau occupée par la Conseillère. Il était difficile de deviner son âge, pour deux humanoïdes, mais ses gestes avaient quelque chose de plus lent et de moins gracieux qui trahissait le poids des années.

Les deux oiseaux échangèrent quelques mots dans leur langue, puis Artere se retira.

Je vous en prie, je vous en prie, fit la Conseillère dans un basic teinté d’un accent flûté, en présentant deux fauteuils ovoïdes d’un geste de son aile. C’est rarement que nous avons l’honneur d’accueillir des Jedis et…

Elle se mit à ranger les dataclés et les bibelots qui encombraient son bureau sous un invraisemblable bric-à-brac.

Désolée, désolée, si j’avais su.

S’ensuivirent quelques banalités de courtoisie, avant que Karm ne se sente en mesure de glisser :

On s’interrogeait sur vos augmentations de tarifs.
Ah ! Oui…

Elle inclina la tête légèrement sur le côté.

Nous composons ces derniers temps avec des tensions croissantes dans nos relations avec nos partenaires commerciaux sur Dantooine.
J’crois comprendre qu’ils se sentent mis sous pression.
C’est honnêtement préférable à l’alternative.
Qui serait ?
L’arrêt du commerce.

La Conseillère se pencha pour pianoter sur sa console afin d’afficher des courbes et des tableurs chiffrés auxquels Karm ne comprit à vrai dire pas grand-chose.

Les… complications… avec la République impliquent que les coûts de sécurisation des convois commerciaux ont drastiquement augmentés, expliqua la Rishii avec la patience d’une femme habituée à présenter des situations complexes à des parties prenantes très diverses. D’un côté, il faut passer par des roues parfois moins empruntées, et donc plus dangereuses, et de l’autre, on ne peut plus toujours compter sur la sécurité offerte par les forces de l’Ordre républicaines. Nous sommes contraints d’investir dans la protection de mercenaires pour dégager une marge.
Dégager une marge…, répéta le Jedi.
Une nécessité pour de futurs investissements. À l’heure actuelle, nous disposons d’une flotte peu armée et peu rapide. Suffisante, pour le commerce intra-républicain, mais mal adaptée aux échanges galactiques. Si Dantooine veut conserver sa capacité d’export à moyen terme sans être grevée par le coût du mercenariat, il faudra que nous, et les autres exportateurs, investissions dans un matériel plus approprié. Pour cela, nous avons besoin d’accumuler de la trésorerie. Vous me suivez ?
Lauren Aresu
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Pendant quelques secondes, Lauren pesa sous le regard de Karm, puis elle baissa les yeux. Il ne pouvait pas ressentir ce bouillonnement, pas comme elle le ressentait. En cet instant, il ne se figurait pas de ces gouffres noirs, interminables, qui ensevelissaient, chacun leur tour, son existence. Le plus terrible, c’était la culpabilité ; cette graine de discorde si profondément plantée dans l’esprit de l’Echani et d’où germaient les « j’aurais pu » et les « j’aurais dû ».



Enfin, le bourdonnement s’était presque tu, tous les vaisseaux avaient décollé ou atterri et les bruits de ce nouveau village prenaient le dessus. Même si Artere lui était moins antipathique, Lauren nourrissait toujours une forme de méfiance à son égard. Elle n’avait que rarement rencontré d’habitants originaires de Rishi. Les expressions sur leurs visages acérés étaient très différentes de celles des humanoïdes. Le proéminent bec d’Artere claquait parfois comme s’il s’impatientait ou que quelque chose l’ennuyait, puis il reprenait le cours de ses paroles. Malgré tout, jamais sur son visage ne transparaissait une quelconque émotion facilement identifiable. La padawane s’avouait démunie.


Lauren emboîta le pas de Karm qui emboîta le pas – ou le vol – d’Artere à travers le village jusqu’à ce bâtiment qui abritait le bureau de leur Conseillère. Chaque île avait donc adopté une forme sociétale qui lui convenait ; les bienfaits de ce contrat social dépassaient à chaque fois ceux que quelque individu que ce soit pourrait retirer en s’isolant. Lauren se souvenait de ses cours d’ethnologie basique : pour satisfaire leurs besoins, les individus avaient toujours préféré se rassembler et former des sociétés plutôt que de demeurer dans un état « de nature » favorisant les guerres, les injustices où chacun s’inquiétait, à tout moment, de perdre la liberté qu’il défendait si farouchement.


Lauren reporta finalement son attention sur la Rishii féminine, au plumage gris-brun, qui leur faisait face. Elle salua l’interlocutrice d’un signe de tête attaché. Karm alla droit au but, la Conseillère accusa le coup le temps d’un battement de cil, puis s’expliqua. Elle parlait lentement et semblait accorder une grande concentration à la prononciation correcte de chaque syllabe, presque immobile derrière son bureau. Ses paroles dépeignaient, sur une palette déjà largement nuancée, une teinte supplémentaire ; un effet domino. J’accuse le contrecoup en le transférant chez l’autre, qui accusera le contrecoup à son tour et le transférera à son tour jusqu’à ce que la dernière pièce s’effondre, pensa-t-elle. Toutefois, Lauren était persuadée qu’il devait exister une solution alternative, bien qu’elle n’ait elle-même aucune piste. Elle était intimement convaincue d’une certaine forme de malice dans cette résolution unilatérale, bien qu’il semblât qu’ils vivaient chichement.


« Vous ne pourriez pas vous réunir avec l’autre village ? Vous semblez vivre tous les deux humblement et d’une certaine manière, vous dépendez l’un de l’autre. Unir vos forces, vos ressources serait bénéfique, demanda Lauren.


Ce n’est pas si simple, commença-t-elle. »


Son bec claqua deux fois, puis elle reprit :


« Je pense qu’aujourd’hui, tout ce qui nous éloigne est bien plus fort que ce qui nous rapproche. Un tel rassemblement risquerait de déclencher des émeutes, voire une guerre civile. Je le pense sincèrement. »


La Conseillère agita doucement une aile, au-dessus de son bureau et, d’où elle était, Lauren ressentait le faible courant d’air.


« J’ai bien peur que l’augmentation de nos tarifs soit un moindre mal ; si nous ne le faisions pas, nous ne survivrions pas. Privés d’acheteur, eux non plus, continua-t-elle sobrement.


Qui sont vos partenaires commerciaux sur Dantooïne ? Mis à part la République, je veux dire, s’enquit Lauren.


Les rares laboratoires pharmaceutiques implantés ici, délocalisés par des entreprises galactiques souhaitant atteindre ce secteur de la galaxie. Récemment, afin de combler les pertes liées à la scission avec la République, nous avons commencé à vendre à des… »


La Conseillère se ravisa et se tut, sans plus de formalités. Son regard divagua puis, très rapidement, chercha ceux de Karm et Lauren, successivement, avec intensité.


« Enfin, vous voyez l’idée ! Rien de bien important, on fait comme on peut et… on ne peut pas beaucoup. Ces laboratoires, si des accords ne sont pas bientôt signés entre la République et le gouvernement local, ne feront pas long feu. »

Karm Torr
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Un terrain familier. Ou presque. En bon explorateur, Karm avait été souvent mis à contribution des efforts de colonisation de la République. Des villages implantées soudain sur des planètes dénuées de toute vie sentiente et là, tout était à construire, tout était à imaginer. Les équilibres les plus fragiles se mettaient en place et, du groupe originel de colons venus tenter l’aventure, naissaient des factions aux intérêts divergents.

Donc, si je résume…

Le regard de la Conseillère revint sur le Maître Jedi.

Les deux problèmes, c’est la sécurité et la mise à niveau technologique de la flotte.

La Rishii inclina la tête sur le côté, un peu, ce que Karm prit pour un signe d’assentiment.

Vos clients, c’est les agriculteurs d’ici et… ?
C’est-à-dire ?
J’imagine que vous essayez de pas faire revenir vos cargos à vide.
Certes non. Mais ce sont nos clients de Dantooine qui passent commande à des entreprises extraplanétaire et nous nous contentons de faire de l’acheminement. Le transport, c’est notre métier, nous n’avons pas vraiment la vocation d’être des intermédiaires commerciaux à proprement parler. Voyez-vous…

À nouveau, il y eut une pause. Karm laissa affluer à lui les émotions de son interlocutrice, pour décrypter les intentions derrière ces silences subites, et il lui parut que, cette fois-ci, c’était une sorte de crainte instinctive mêlée de honte.

Oui… ?

L’Ark-Ni avait tenté son ton le plus doux, mais le flegme presque inexpressif qui était le propre de son ethnie avait rendu la nuance subtile.

Connaissez-vous Rishii, Maître Jedi ?
J’y suis passé.
Alors, sans doute, vous comprenez ?
J’suis moins brillant que j’en ai l’air.

Cette déclaration fut suivie d’un nouveau silence circonspect mais, à la décharge de la Conseillère, même un humain aurait eu bien du mal à savoir s’il s’agissait d’une plaisanterie ou non.

Disons que nous peinons à inspirer la confiance chez nos partenaires. Pas nécessairement en notre honnêteté, mais plutôt… Notre intelligence.

Karm se fendit d’un haussement de sourcils.

Les Rishii, mes congénères, sont une espèce plutôt… Disons que le développement de la technologie y est pour le moins modeste. Nous constituons de rares exceptions à cet état de fait. Mais ceux qui ne nous connaissent pas personnellement nous considèrent en général comme des primitifs. À cela s’ajoutent les problèmes de communication inter-espèces. Comme vous l’avez vu, nous ne sommes pas une grande communauté, nous n’avons pas d’université, pas de professeur ici pour enseigner les subtilités ethnographiques. Beaucoup ici…

La Conseillère faisait preuve d’une soudaine volubilité que Karm avait déjà observé à plusieurs reprises dans des situations similaires : le Jedi était un témoin neutre à qui on pouvait dire tout ce qu’on avait sur le coeur, sans crainte de le voir prendre parti. Alors il avait appris au fil des années à être l’oreille attentive de ces confessions désordonnées.

Beaucoup ici nous prennent pour des rapaces, dans tous les sens du terme, et la situation actuelle, l’augmentation des prix, les difficultés économiques… Vous savez comme ce genre de crises peut précipiter des inimitiés entre les peuples. Et je ne peux pas prétendre que les miens soient exempts de faute. Plus les relations se tendent avec nos partenaires commerciaux sur Dantooine, plus les Rishii ont l’impression d’être victimes de préjugés, plus eux-mêmes se durcissent et… Peut-être, au fond, incarnent le rôle qu’on voudrait leur prêter. Je dois vous avouer que je suis habituée à gérer des cargaisons, des flux de marchandises, des bilans comptables, et que je ne suis pas certaine d’être… Tout à fait à la hauteur de cette situation politique.

Que la vie serait plus douce si elle rentrait dans les tableurs !

Quelles sont… Disons les aspirations. Des gens d’ici. Leur but ? Faire fortune pour s’installer ailleurs ? Développer l’activité ? En l’étendant sur d’autres planètes ?
J’imagine que c’est très variable. Selon les personnes. Mais la sécurité et la stabilité d’une existence qui soit tout à la fois proche de la nature, comme sur Rishii, qui a tant manqué à certains d’entre nous dans nos tribulations galactiques, et plus en phase avec le confort de la civilisation moderne.
Je vois.

Beaucoup auraient été réticents à faire de Dantooine un exemple du confort de la civilisation moderne, mais Karm, pour avoir vu les jungles de Rishii, saisissait bien la différence.

J’pense qu’Aresu a raison, dit-il en utilisant le nom de famille de la Padawane, comme il était d’usage chez son propre peuple. Qu’une intégration plus forte entre les différentes communautés seraient bénéfiques à tout le monde. Pragmatiquement, pour réduire les coûts de… Ben tout. L’énergie, l’accès à l’eau, l’éducation. Et culturellement. Je comprends bien que ça se ferait pas sans difficulté, mais on vous suggère pas de vous débrouiller tout seul. On a tout une cohorte de diplomates rompus à ce genre de processus qui vous aideront bénévolement, trouveront comment créer des premiers liens, mettre en place des activités communes, avec les jeunes, ce genre de trucs, avant de faire de premières expériences et tout ça. Vous êtes pas seuls sur cette planète et faut pas vous inquiéter : si y a des problèmes et des incompréhensibles, on est là pour faire les messagers et trouver des solutions. C’est littéralement à ça qu’on sert et entre vous et nous, on a pas mal de temps libre en ce moment.

L’expression de la Conseillère demeurait indéchiffrable pour lui, mais Karm puisait à la source de ses émotions.

Ensuite… Pour assurer la sécurité des convois, on peut vous épauler le temps qu’une solution propre soit trouvée. Des Chevaliers Jedis pour vous protéger, protéger les marchandises de Dantooine, s’assurer que tout le monde peut subvenir à ses besoins et rentrer en un seul morceau. Ça devrait permettre de réduire les prix. Nos Sentinelles pourront se pencher sur la question de vos vaisseaux, voir ce qui est possible de faire comme mise à niveau et transfert de technologie, et sinon plancher sur une projection pour de futurs achats. Et on vous adjoindra un ou deux Consulaires pour faciliter les négociations avec les commerçants hors de Dantooine. On réduit les coûts pour vous, pour les fermiers, on augmente le rendement des vols, ça permet à tout le monde d’envisager son développement sereinement. Et en commun.
Mais… Quels bénéfices en tireriez-vous ?
Ici, c’est notre maison aussi, et on veut que tout le monde s’y sente bien, pour que nous aussi, on s’y sente bien. En plus, on aime se rendre utiles.

Et l’inactivité pesait lourdement sur le moral des troupes jedi.
Lauren Aresu
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Lauren jeta un regard alentour. Une atmosphère kitsch se dégageait du bureau où ils se trouvaient, comme si tout datait d’une vingtaine d’années et que, jusqu’à ce jour, rien n’avait bougé. Les appareils de communication, toutefois, étaient récents. Lauren détourna finalement la tête, soucieuse de ne pas trop détailler une pièce dans laquelle elle n’était qu’invitée.


Les mains nouées derrière le dos, elle fit deux pas vers la gauche et s’approcha de la fenêtre, contemplant le village d’un œil curieux. Si ce n’était la forme de leurs habitations, souvent de petits dômes percés de fenêtres rectangulaires, Lauren fut surprise par les similitudes que ce village partageait avec l’autre, où la vieille Aypi les avait guidés de son pas lent. Ici aussi, chaque habitant vaquait quelque part, rares étaient les inactifs, tous paraissaient industrieusement occupés à quelque tâche qui fût nécessaire à la vie commune. Ils conversaient, riaient, s’énervaient, marchandaient. Deux Rishiis frappèrent leurs ailes opposées entre elles et s’éloignèrent, à la manière d’une poignée de main et d’un au revoir.


Lauren admit effectivement qu’ils ne ressemblaient pas au peuple acharné et sournois, dont les deux Jedi avaient tant de fois entendu la description, révélant plutôt des caractéristiques sociales et individuelles communes. Un ride concentré barra son front, puis elle reprit place auprès de Karm.


« Les Jedi ont été les premiers touchés par les… actions républicaines, dit-elle après lui d’un ton calme. Nous comprenons et partageons vos inquiétudes, évidemment. (Elle considéra Karm un instant, puis reprit :) Il serait… difficile de raisonner en termes de bénéfice au sens où vous semblez l’entendre, mais nous pensons que toutes les communautés qui peuplent Dantooïne, dont la nôtre dorénavant, sont riches de leur diversité, riches et complémentaires. C’est ainsi que nous serons à même de faire face aux difficultés à venir. »


L’avienne dodelina de la tête sans que Lauren ne put en saisir la portée. L’Echani continua :


« Vous savez, en toute honnêteté, lorsque je suis arrivé ici aux côtés d’Artere, j’avais un apriori négatif sur vous, sur votre peuple. Vos partenaires commerciaux dressent de vous une bien piètre image et j’ai commis l’erreur de m’y fier aveuglément. Vous le dites vous-mêmes, on prête facilement des rôles aux autres et par ces jugements, on communautarise : on valorise plus nos différences que nos ressemblances, on devient l’antagoniste. Cette fracture entraîne finalement le déclin. (Elle se racla la gorge.) Et puis, je suis arrivé ici, donc. Nous avons parlé avec Artere, avec vous, j’ai pu voir les vôtres vivre le plus paisiblement du monde, ils semblent concernés par les mêmes problèmes que les autres communautés. Je pense sincèrement que vous êtes moins différents des autres que vous ne le pensez - et cela vaut pour eux également, bien sûr ! L’intégration commune est une solution viable ! »


La padawane craignit d’abord de n’avoir été trop loin, d’avoir excédé les limites posées par son rôle, aux côtés de Karm. Elle ne regrettait pourtant pas de s’être ainsi exprimée. L’honnêteté est la première pierre de toute relation de confiance, lui avait enseigné Yann, un jour.


La Conseillère leva une aile qu’elle agita doucement. Elle répondit d’un ton plein de doutes :


« C’est un beau discours, jeune fille, mais comment pensez-vous appréhender nos problèmes, nos différences et nos similitudes de la sorte ? Vous n’êtes ici que depuis quelques dizaines de minutes, vous n’êtes sur Dantooïne que depuis quelques mois, et encore ! Mes parents vivaient ici, mes grands-parents, arrières-grands-parents et je continue. Je reste dubitative sur cette intégration que vous m’apportez sur ce plateau d’argent. Idéalement, je ne veux pas assurer ce rôle que l’on nous prête, je l’ai dit, oui, mais je ne suis pas naïve non plus.


J’entends bien, j’entends bien ! » reprit Lauren qui sentait la panique monter, mais gardait un visage impassible. Innocemment, Lauren avait avivé des inquiétudes que Karm avait sans doute sciemment évitées.


« Nous… Nos…, balbutia-elle, honteuse. »


Prise au dépourvu, Lauren jeta finalement un regard larmoyant vers Karm, implorant son secours.

Karm Torr
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Si un homme passe tous les jours par une route, et qu’au bout de cinq ans, à cause d’une tempête, la rivière est en crue et la route inondée, est-ce que ça veut dire que le lendemain, il pourrait emprunter le même trajet ?

La Rishii fixa le Maître Jedi sans comprendre.
(Une réaction fréquente, dans une discussion avec un Maître Jedi.)
(Ces gens-là avaient des réductions sur le marché noir des champignons hallucinogènes.)

Je… ne suis pas sûre de cerner où vous voulez en venir, fit la Conseillère, d’une voix prudente et certes plus diplomatique que le ton qu’elle avait employé pour répondre à Lauren.
Vous dites que ça fait des générations que l’intégration est difficile ici. Et que donc, elle est impossible pour les générations à venir. Mais parfois, notre environnement, social ou physique, change subitement, les cartes sont redistribuées et de nouvelles possibilités, comme de nouvelles impossibilités, émergent. Vous pensez pas ?
Vous parlez de la situation avec la République.
Et de notre présence.

La Conseillère inclina la tête sur le côté, un peu, dans une expression que Karm ne serait pas parvenu à interpréter sans l’empathie surnaturelle sur laquelle il pouvait se reposer.

Vous en pensez quoi ? De la décision de Dantooine de rester près des Jedis. Contre la République. ‘Fin en tout cas, à l’écart de la République.
Nous…

Un jeune homme — en tout cas, ce fut ce que Karm supposa — se présenta à la porte du bureau, mais la Rishii lui fit un signe de l’aile et il s’éclipsa.

Nous avons voté pour.
Vous avez été consultés ?
Évidemment.

Comme quoi, le fossé entre les communautés n’était peut-être pas aussi infranchissable que leurs différents interlocuteurs ne voulaient bien le suggérer.

On vous en est reconnaissants. Et pourquoi ? Si c’est pas indiscret.
J’imagine que les gens ici ont pu avoir des raisons très différentes les unes des autres. Tous, d’ailleurs, n’étaient pas d’accord.
J’imagine.
Mais chacun a besoin d’un foyer. Chacun a le droit à la terre où sa famille… Ou, dans votre cas… Mais je suppose que d’une certaine manière, c’est un peu une famille ? Je ne suis pas très… Versée dans les questions spirituelles.

Karm se contenta de hocher la tête. L’heure n’était pas à un cours d’ecclésiologie.

Chacun a le droit à la terre où sa famille a plongé ses racines. Au nid fabriqué par ses ancêtres. Les Jedis sont là depuis… Comme nous. Depuis des générations. Si vous n’êtes pas chez vous ici, alors qui peut prétendre l’être ?
Vous vous reconnaissez en nous ?

Il y eut un silence, puis la Conseillère concéda :

Je suppose. D’une certaine façon.
Vous êtes bien idéalistes, pour des gens qui se méfient de la naïveté.
Réalisme et pragmatisme n’empêchent pas d’avoir des valeurs.
Des valeurs manifestement très partagées par le reste de Dantooine.

Karm se fendit de l’un de ses rares, mais de plus en plus fréquents sourires.

Honnêtement, j’ai connu des tribus plus divisées que vous et les autres habitants de cette région. La Padawane Aresu est peut-être là que depuis quelques dizaines de minutes, mais déjà, elle a l’habitude de vivre dans des communautés multi… tout. Culturelles, ethniques, spéciques. Et puis quelque chose me dit que les grands principes auxquels elle tient vous sont pas totalement étrangers. Le paysage a changé, la rivière a débordé, et si le passé est sans doute à plein d’égards riche en enseignements, le futur lui ressemblera pas et il faut emprunter une nouvelle route.
Quand bien même… Je veux dire que je ne suis pas la seule à convaincre. Je ne dirige pas cette communauté en autocrate. Ce que j’exprime ici, c’est plus qu’un avis personnel : c’est le sentiment de tout un groupe. Nos réticences ne reposent pas sur des principes, mais sur l’expérience accumulée, et même les cataclysmes ne balaient pas les sédiments du passé.
Ben alors laissez-nous sédimenter à nouveau.

Cette fois-ci, ils furent interrompus pour de bon, car un autre Rishii venait de pénétrer dans le bureau, pour faire signer une dizaine de bordereaux sur son datapad. L’interlude eut quelque chose de salvateur : la Conseillère, de toute évidence, trouvait de l’apaisement dans ce monde bien en ordre de tableurs, de relevés de stocks et de formulaires.

Quand son congénère sortit, Karm reprit :

Mettons de côté toute considération politique. Vos clients sont pas contents, vous êtes sous pression, laissez-nous vous aider. Protéger les vaisseaux, apporter des mises à jour quand c’est possible, faire les médiateurs dans les éventuelles disputes commerciales. Certains d’entre nous s’installeront ici, d’autres dans les îles, là-bas. Pour que la machine tourne bien. Pour que chacun puisse continuer à vivre dans de bonnes conditions et que l’économie de la planète tourne. Et on verra, petit à petit, ce que ça produit comme… Entente nouvelle.
Hé bien… Hé bien je suppose qu’une aide logistique et, disons, commerciale ne pourrait certes pas nuire. Ni à nous, ni à nos clients.
Excellent. Voyez ça comme le signe de notre reconnaissance. On vous enverra un ou deux Consulaires pour mettre le détail par écrit.

Il demeura une pointe de réserve dans le signe d’assentiment donné par la Conseillère, mais l’accord avait été trouvé. La réunion se termina peu après et les deux Jedis prirent congés. Dehors, le soleil commençait à décliner lentement et Karm jugea qu’il serait opportun de se mettre en route, pour regagner l’Enclave avant la tombée de la Nuit.

Alors, demanda-t-il à sa coéquipière du jour, tandis qu’ils reprenaient le chemin du port sous le regard curieux des gens du coin ? Qu’est-ce que tu en penses ? D’eux, des îles, de l’avenir qui se prépare. De notre rôle là-dedans. De Dantooine.

(De la vie en général et de l’existence en particulier.)
Lauren Aresu
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Immédiatement, la Conseillère s’était radoucie. Peut-être s’était-elle ainsi défendue, blessée, uniquement parce que la padawane n’avait pas même le tiers de son âge ; s’était-elle sentie acculée, moralisée par cette jeune fille aux grands airs. Attentif aux gestes et émotions de la Conseillère, Karm parvenait bien plus aisément à accomoder sa conduite. Il mettait toute son empathie au service de sa rhétorique soignée, bien qu’improvisée. Chaque argument avancé par le maître trouvait chez l’avienne un écho particulier, l’amenait à effectuer un pas en avant sur lequel le Jedi rebondissait aussitôt, et ainsi de suite. La padawane nota que Karm n’infirma jamais ses propres propos, se les appropriant même et lui en fut silencieusement reconnaissante.


Lauren, penaude, fit un geste de la tête vigoureux, une expression contrite sur le visage, en direction de la Conseillère lorsqu’ils se séparèrent. Ils longèrent à nouveau les dômes poussiéreux, croisèrent des regards intrigués, saluèrent Artere puis embarquèrent. Le droïde émit un bip guilleret, heureux de les revoir, puis manœuvra le bateau par-delà le port, filant droit vers l’Enclave. Derrière eux, deux vaisseaux décollèrent alors que l’île s’évanouissait dans la brume.


Elle ne répondit à Karm qu’une fois installée sur la banquette humide, à la poupe. Elle réfléchit durant quelques minutes, se frotta les yeux et commença :


Je pense… qu’on ne s’est pas trop mal débrouillés ? Enfin, je doute d’avoir été d’une grande aide, mais j’ai beaucoup appris. Ce ne sera pas facile, ces peuples vivotent, à demi-isolés, n’interagissent que pour commercer et ils semblent considérer l’autre comme un adversaire et non comme un partenaire. Tout le monde est méfiant, mais… ça me semble pas insurmontable. Ce qui est ennuyeux, c’est que cette partie de la planète est largement composée d’îles qui n’ont pas forcément des sols riches ou des climats propices. Il faudra peut-être introduire de nombreuses pratiques qui seront nouvelles pour eux et il y aura certainement un long temps d’adaptation. Je me trompe ?


Concentrée, bercée par le roulis des vagues, elle se remémorait leurs différentes destinations, leurs différents interlocuteurs, s’efforçait de produire une analyse pertinente.


Mais c’est quelque chose qui m’intéresse plus que je le pensais, reprit-elle. Je veux œuvrer en ce sens, par la diplomatie, par les paroles, par des idées, m’éloigner des charniers ! (Son front se creusa de rides soucieuses.) C’est difficile d’avoir du recul, surtout sur soi-même. Aujourd’hui, j’ai bien compris qu’il fallait parfois aller à l’encontre de ses intuitions, mais je sais pas quand le faire, je sais pas tracer cette limite, me l’approprier. J’ai eu tant de pitié pour Aypi et les siens que ces Piafs m’ont effrayé autant qu’eux. Je les comprends mieux maintenant, mais je sais pas si j’aurais pu arriver à dépasser cet état de fait. Même encore, je… (Elle baissa la voix, juste assez pour couvrir le bruit du moteur.) Je reste dubitative, c’est difficile à expliquer. Leur égoïsme, même justifié, a des conséquences très dures pour un autre peuple, c’est un fait. La vie est difficile pour tout le monde et c'est pas en ignorant les difficultés de son voison qu'on arrangera les nôtres, non ?


Lauren se tut. Ses prunelles s’assombrirent.


J’ai un peu peur pour l’avenir… Pas vous ? On nous accepte pour l’instant, est-ce que ça durera ? La République peut-elle nous pourchasser jusqu’ici ? Et l’Empire, combien de temps avant qu’il ne se rende compte que nous sommes esseulés ? Dans tous ces cas-là, comment pourra-t-on faire ensuite ? Dantooïne est une magnifique planète, l’endroit idéal pour l’Enclave. (Elle sourit.) Je pense qu’on peut faire du bien autour de nous ici, vraiment, mais j’ai si peur que ça soit éphémère.


Ses yeux fuirent vers l’horizon mordoré. Caché derrière un nuage duveteux, le soleil lançait ses doigts brûlant à l’assaut des eaux qui s’embrasaient à leur tour, au gré des vagues. Aucune trace de l'oiseau qui s'était entiché d'eux. Elle chérit, comme à son habitude, ses visions qu’offrait la nature à l’œil attentif. Karm parut tourner la tête aussi, à l’orée de son champ de vision, mais elle ne décrocha pas son regard.


Lauren fut la première surprise de découvrir une once de contentement dans son cœur. Bien éloigné encore d’un quelconque sentiment de satisfaction ; plus un sentiment de paix fugace, renforcé par l’absence de toute civilisation à des kilomètres à la ronde. Ce soir, le chaos reprendrait ses droits, mais pas pour l’instant. Aussi tourna-t-elle le dos à cette journée avec le sentiment d’avoir elle aussi fait un pas en avant – petit, très petit, mais un pas tout de même.


Et vous, maître ? Que retenez-vous de cette journée ?

Karm Torr
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Le regard posé sur Blip, son astromech qui manoeuvrait le bateau pour les ramener vers les rives plus familières où l’Enclave était installé, Karm se demandait si une partie de la résolution ne résidait pas là. Les Jedis avaient leurs propres roboticiens, des Sentinelles exercés qui pouvaient contribuer utilement à l’automatisation d’une partie de la flotte commerciale de Dantooine, mais également des installations agricoles. De quoi permettre aux uns et aux autres de réduire leurs coûts et d’augmenter leur productivité.

Le jeune Maître mit cette pensée de côté en reportant son attention sur la Padawane, qui s’était lancée dans une analyse de la situation. De temps en temps, il hochait la tête — il avait appris à faire cela, pour se défaire de son flegme ark-ni, contre-productif avec les étudiants.

Non mais tu sais…

Il s’interrompit en remarquant un panneau branlant sur le pont du vaisseau.

Blip ?
Bip bip !
Je suis censé faire quoi ?
Bip bip. Bip bip bip. Bip. Bip bip bip. Bip. Biip. Bip bip.
Euh… ouais. OK.

À demi-convaincu, l’explorateur murmura :

J’ai tout compris.

Karm abandonna le banc intégré au bastingage où il s’était vautré… euh… gracieusement installé, pour tirer une caisse à outils de l’un des casiers techniques.

Qu’est-ce qu’on disait, reprit-il en fouillant à l’intérieur à la recherche de l’instrument approprié ? Ah oui ! Je disais : t’sais, en vrai, je triche, hein.

Ce disant, le Jedi entreprit de revisser le panneau récalcitrant. Parfois, des oiseaux marins venaient tourner au-dessus de leur embarcation, dans l’espoir d’avoir affaire à un bateau de pêcheurs, avant de repartir, déçus, à la recherche de perspectives plus riantes.

Je me sers de la Force pour savoir ce que ces gens ressentent. Mieux comprendre ce qui se trame entre eux. J’suis pas doué d’un sens politique très développé, en vrai. À ton âge, j’aurais probablement provoqué une guerre par maladresse. Mais genre, j’exagère à peine, hein. Maintenant, la Force me permet de pas m’arrêter aux apparences, de passer outre les postures froides, ou grandiloquentes, ou défensives, pour percevoir ce qui est vraiment ressenti. Ça, et puis…

Un dernier tour de vis et un coup d’oeil inquisiteur au contre-maître Blip plus tard, Karm rangea son tournevis.

Les gens viennent pas sur Dantooine pour faire fortune sur le dos des autres, je pense. Ce serait pas hyper rationnel, comme choix, tu vois ce que je veux dire ? Si les Piafs sont toujours là, malgré leurs difficultés, c’est que quelque part la planète compte pour eux, et s’ils se font une spécialité du transport de marchandise sans donner eux-mêmes dans l’agriculture, c’est que leurs relations avec les autres sont pas forcément si désagréables que ça. Bien sûr, tout le monde a ses petits égoïsmes, son fonds de spécisme et de racisme, et nous autant que les autres, hein. Mais les sociétés sont généralement plus grandes que les médiocrités personnelles.
Bip bip…
Ouais, ben je suis pas mécano nautique, hein !
Bip…
Et donc… Les Piafs ont une pièce du puzzle, les gens des îles aussi. Ce qui leur manque, c’est les endroits où discuter ensemble, les occasions de parler ouvertement des problèmes, pour se rendre compte qu’y a un jeu de causes et de conséquences dans les décisions des unes des autres, une économie en faite, avec ses rouages, et pas de la mesquinerie personnelle. Pour arriver à voir ses propres problèmes de manière systémique, faut souvent en parler aux autres et les regarder par les yeux des autres. L’insularité, ça favorise l’isolement et l’isolement, c’est pas l’idéal pour adopter de nouvelles perspectives.

Une difficulté à laquelle l’Ordre lui-même, selon Karm, avait été confronté.

Tout ça, ça prendra du temps, mais je suis pas sûr qu’on parle d’une éternité. On a plein de potes qui seront ravis de s’installer dans ces coins-là et de faire office de médiateurs. Ce sera bon pour l’Ordre, aussi. Que les gens se sentent pas désoeuvrés quand leurs talents de négociateurs et de diplomates servent pas à grand-chose dans l’Enclave même. C’est pas la négociation d’un grand traité galactique, j’avoue, mais des fois, c’est pas plus mal d’en revenir aux fondamentaux, je crois.

Désormais éloigné des côtes, le navire avait pris sa vitesse de croisière. Le soleil commençait à décliner à l’horizon et il rendait la mer orange comme les agrumes. Karm enfila un ciré et vissa un bonnet de marin sur sa tête.

Et sinon… Hmoui. J’ai peur. C’pas une mauvaise chose, d’avoir peur, dans une certaine mesure. C’est une preuve de clairvoyance. Je m’inquiète pas trop de la République, honnêtement : elle a d’autres chats à fouetter. Faire un coup d’éclat, exiler un adversaire, le grand théâtre, paradoxalement, c’est peut-être ça le plus facile, mais le travail minutieux de traquer ses ennemis jusqu’au bout de la galaxie, ça, c’t’une autre histoire. On retrouvera petit à petit la faveur du peuple républicain, et le reste suivra tout seul. Ça prendra peut-être un certain temps, mais notre chute doit pas nous aveugler à cause de son côté spectaculaire et nous pousser dans des excès de… de déploration. Des amis on peut s’en faire, y compris en République : on est pas les seules victimes de l’ordolibéralisme fascitoïde des petits banquiers aux idéaux anémiés. Quant à l’Empire…

Le visage du Maître s’assombrit quelque peu.

Ça, c’est une autre paire de manches. Ses divisions internes jouent pas nécessairement en notre faveur. Dans la course à l’échalote du pouvoir impérial, c’est pas un mauvais coup que d’arriver à éradiquer l’Ordre Jedi. Peut-être qu’un peu de ruse, pour commencer, ne nous ferait pas de mal, et que puisqu’on se propose de nous réduire à néant, on gagnerait à jouer les moins que rien et les sans le sou.

Un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres.

J’suis pas persuadé qu’il faut se précipiter de nous reconstruire trop publiquement et de projeter une image forte, tu vois ce que je veux dire ? Être des parias n’est pas sans avantage, et le Seigneur qui viendrait aujourd’hui nous attaquer dans notre état pitoyable prendrait beaucoup de risques avec la République pour bien peu de gloire. Tu connais le proverbe : quand la vie te donne des citrons, faut jongler avec.
Lauren Aresu
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Lauren marmonna :

« Passer outre les postures froides, ou grandiloquentes, ou défensives… C’est toujours à nous de faire le premier pas, n’est-ce pas ? »


Elle n’attendait nulle réponse à sa question ; elle en connaissait la teneur. Elle était une Jedi, après tout, obéissant à ses convictions et au code de conduite de l’Ordre. Cette information se rappela à son esprit avec force, comme si elle n’y avait pas pensé depuis trop longtemps, qu’elle avait finalement perdu de vue cette caractéristique essentielle. C’était précisément parce qu’elle était une Jedi qu’on l’avait meurtrie, conspuée, esquintée et, à quelques minutes près, qu’on l’aurait tuée. Depuis lors, être une Jedi n’avait rien signifié pour elle, recluse dans sa chambre, face à ses peines et sa détresse. Elle s’était fermée aux autres, à l’image des autres qui, ce jour-là, s’étaient fermés à elle.


Leurs aventures du jour ainsi que les mots de Karm lui faisait reprendre contact avec cette réalité d’une manière presque paternelle. Lauren était toujours terrorisée, bien sûr, et chaque visage inconnu l’affolait encore, mais elle se réappropriait ce fait concret et humain. Une faible et vacillante flamme, ouverte aux quatre vents, s’allumait et commençait à peindre le chemin qu’elle devrait suivre pour guérir ou, à défaut, en réchapper.


Alors, elle leva les yeux. L’oiseau était revenu, ou bien était-ce l’un de ses congénères. Il se posa sur un coin de la coque, s’équilibra de ses vastes ailes blanches et darda sur eux un regard jaune et furieux. Sa minuscule tête, par rapport à son imposante morphologie, fouinait frénétiquement chaque angle à la recherche de quelque poisson. Lorsqu’il décida qu’il perdait son temps, l’oiseau s’envola, piailla et s’en fut.


Elle baissa les yeux.


La diplomatie l’éloignait certes des zones de guerre, se dit-elle, mais la contraindrait à s’ouvrir aux étrangers, aux inconnus, à tendre la main ; une main encore brûlée de la dernière fois qu’elle l’avait tendue. Cette position inconfortable la dérangeait.


De plus, la question que Lauren avait posé à Karm, sur sa peur, sur la République et l’Empire, résonnait elle aussi avec un passé toujours à vif. Jadis, personne sur Makem Te ne s’était attendu à une attaque frontale ; cette virulence n’avait d’égale que la dépravation de l’Empire. Aujourd’hui, les voilà esseulés sur une planète isolée. L’histoire se répète souvent…, pensa-t-elle et elle frissonna.


Noyée dans sa peine, Lauren sourit, amère :


« Décidément, l’Ordre est aussi paumé que moi. Je ne comprends pas pourquoi la République se soucierait que l’Empire la débarrasse facilement de cette épine dans leur pied. Et si c’était leur plan, depuis le début ? Nous offrir en pâture ? »


A l’instant, frappée par le chemin parcouru ce jour et les efforts fournis, Lauren sentit poindre un malaise palpable que ni le crépuscule iridescent, ni la rassurante présence de Karm ne parvenaient à étouffer. Trop longtemps au dehors des murs familiers de sa chambre, elle n’attendait plus maintenant que leur retour. La fatigue engourdissait son esprit, ses jambes ankylosées battaient le rythme de l’impatience et il lui semblait que son corps la démangeait sans qu’elle ne pût assouvir ce besoin.


Cette journée lui apprenait deux choses. Elle avait accompli, armée de courage, un effort dont elle se figurait incapable quelques heures plus tôt, mais ce fut au prix d’une peine qu’elle accuserait durant les jours suivants. Et, par la Force, lui en restait-il des petits pas à franchir pour retrouver un semblant de normalité.

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