Le moineau et l'employeur
Lana Anthana - Sanah Seed
Une petite trentaine de minutes de marche, c'est ce qui sépare mon appartement du palais de la Chancellerie, distinguable d'entre tous. La planète-ville abrite pourtant un grand nombre de gratte-ciels et de tours, toutes plus hautes les unes que les autres, comme attirées par une force invisible. Mais le palais, lui, brille de mille-feux, auréolé d'une rotonde dorée, celle du Sénat galactique. Je ne presse pas l'allure, le temps ne me manque pas. Il me faut dix minutes pour sortir du quartier. De nombreux restaurants déversent leurs effluves grasses dans l'air déjà chaud. Au milieu du brouhaha, des bruits de friture et le choc des plats et assiettes forment une curieuse mélodie, assourdissante. Même si je me trouve dans la partie supérieure de la planète, je ne distingue pas le ciel, caché par les toitures, les bandeaux et rabats des échoppes. Tout est surchargé : les habitants vivent dans de petits appartements les uns sur les autres ; les terrasses, quand elles sont présentes, se confondent entre elles. Déambuler dans ces rues demande une concentration de tous les instants, si tant est qu'un pickpocket ne vous prenne pas pour cible. Même si cette zone n'est pas marquée par la pauvreté, le sol est sale, jonché de déchêts organiques attirant des insectes difformes.
Un passage plus large m'offre enfin un air moins vicié. Je m'écarte vivement vers la droite pour laisser libre passage aux speeders pressés et continue ma route. En contrebas, alors que je traverse une passerelle surplombant une voie rapide, je distingue les niveaux inférieurs. Si quelques rayons solaires parviennent encore à filtrer jusqu'à moi, je doute que ces lieux aient déjà aperçu une lumière naturelle. Les enseignes clignotantes, grisées par le temps, ne sont que le reflet miteux de ce qu'elles étaient et, à cette heure, la plupart des commerces sont fermés par un rideau de fer tagué et enfoncé par les coups. Je ne suis guère accoutumée à ces coupe-gorges sombres, de même que je ne suis habituée à la Chancellerie où je me rends pourtant.
Mes pas m'en rapprochent progressivement et, avec de l'avance, je discerne finalement les grandes marches à quelques centaines de mètres. La large allée que j'arpente est séparée en deux par des holo-arbres plus vrais que nature. Seul un scintillement particulier, à leur base, permet de les différencier de véritables feuillus. Le sol de pierres blanches, impeccables, reflète la lumière et renforce la magnificence du lieu. Je ne croise que quelques personnes, fastueusement vêtues, qui bombent le torse à hauteur de leur fierté. Je lève instinctivement la tête alors qu'un vaisseau vrombissant, luxueux, s'approche des plateformes situées en haut du bâtiment, pour quelque sénateur venu siéger. Un tapis rouge, soyeux, habille la vingtaine de marches qui mène aux imposantes portes, surveillées par des gardes inusables. Ils tiennent leur lance avec une rigueur toute militaire, mais ils n'ont rien de vrais soldats.
Approchant de l'entrée, deux d'entre eux arrivent à mon niveau d'un pas décidé. L'un est plutôt frêle sous sa robe flottante. L'autre paraît plus carré d'épaule. Leurs visages sont cachés par les casques réglementaires, barré d'un « Y » noir. Lorsqu'ils m'adressent la parole, leurs voix sont modifiées et robotiques.
— Quelle est la raison de votre visite ?
Je farfouille dans le sac que je tiens en bandoulière. Je sens leurs regards, alertes, alors qu'ils raidissent leur emprise sur leurs lances. J'en tire un datapad que j'allume rapidement pour afficher un message.
« Madame Seed, vous êtes convoqués en ce jour à la Chancellerie pour rencontrer un membre éminent du gouvernement républicain. Veuillez vous munir de cette présente, sous peine d'être refoulée. »
Le message est frappé d'un sceau officiel qu'un garde scrute pendant un moment avant de reculer de quelques pas et de marmonner dans son communicateur.
— Nous avons une femme, Madame Seed, qui a apparemment un rendez-vous avec un membre du gouvernement.
Des grésillements lui répondent, puis une voix qui m'est inaudible.
— Bien. Suivez-nous et restez proche.
Je leur emboite le pas et les portes s'ouvrent à leur passage, sans aucun bruit. L'intérieur est plus impressionnant encore que ne le laisse penser la façade. D'immenses piliers soutiennent d'imposantes voûtes sous lesquelles nos pas résonnent, le bruit descendant ensuite le long des murs bardés de teintures perfectionnées, retombant sur les bustes des augustes visages que je ne connais pas. Nous avons directement tourné sur la droite et emprunté un haut couloir que ces visages gardent de leurs yeux immobiles. Je ralentis, examinant une statue avec curiosité lorsque je suis sèchement rappelée à l'ordre. « Veuillez suivre, s'il vous plait. » Exprimée avec respect, l'injonction ne me laissait pas le choix et je presse à nouveau l'allure.
Qu'entend le message en évoquant ce « membre éminent du gouvernement républicain » ? Un assistant ? Peut-être même un secrétaire d'Etat, espéré-je. J'évite les faux espoirs. Je suis confiante en mes capacités, mais le jeu politique m'est inconnu. Je serais pourtant chargée de conseiller l'un de ces représentants, avec la force de mon expérience. Connaissent-il la cruauté du terrain ? Savent-ils seulement ce que leurs agents, dont ils disposent d'un simple ordre exécutif, sont amenés à accomplir afin d'accéder à leurs désirs ? Peuvent-ils seulement s'en rendre compte ? Ou bien, ai-je uniquement de bas aprioris. Cette dernière pensée, illusoire, me réconforte pourtant.
Alors que nous avançons, ma respiration s'accélère contre mon gré. Ce n'est pas un effort physique qui en est à l'origine, mais l'anxiété. Je réalise que cela fait des années que je n'avais pas ressenti cela, comme inhibée par mon entraînement. Nous avions appris à compartimenter notre esprit. Émotions prohibées, d'un côté. Logique et esprit rationnel de l'autre, gage de survie.
Je décide de ne pas refouler cette sensation, je me sens vivante. Cela faisait longtemps. Les deux gardes ralentissent finalement et s'arrêtent devant une porte coulissante, simple. Elle est fermée. Aucun bruit ne perce de l'intérieur. Je m'arrête également et ils m'encadrent, comme si je pouvais commettre quelconque méfait. Nous attendons alors.