Lyrae demanda un nouveau verre, un whisky corellien, avant de s'arracher du comptoir collant et de se frayer un chemin pour s'en éloigner, le pas incertain. L'atmosphère était impregné de sueur, saturée de volutes épaisses et inidentifiables. Les corps dansants et souvent ivres se frôlaient à dessein. Une main passa dans le cou du chevalier et il la repoussa vaguement pour s'extirper de cette masse vivante et saoule. Du whisky tiède lui dégoulina sur les doigts – quelqu'un avait bousculé son verre – lorsqu'il atteignit enfin un balcon libre. Il prit appui sur la rambarde, jeta un regard désabusé en contre-bas : Coruscant lui offrait un gouffre noir et humide qui lui donna un vertige désagréable auquel il préféra immédiatement tourner dos.
Il s'adossa donc cette fois à la rambarde, l'alcool l'aidant à oublier le vide. L'aidant à oublier aussi la possibilité du choix, celui que pouvait faire son esprit, de basculer dans ce gouffre au fond menaçant. Notre propre capacité à faire le pas dans le vide donnait parfois plus de vertige que le gouffre lui-même.

Lyrae porta son verre à ses lèvres et goutta le whisky. La substance lui chatouilla les lèvres, crépita sur sa langue puis embrasa sa gorge. Il en reprit une nouvelle fois.

Il n'avait pas l'alcool joyeux, il ne l'avait jamais eu. Ni l'alcool malin, ça non. Mais son aventure avec Alys avait été une leçon indélébile : plus jamais on ne le reprendrai à tester une drogue... Comment ça, l'alcool est une drogue ? C'est pas pareil !
Bref, il n'avait pas bu depuis cette horrible nuit qui avait été suivie d'une journée plus horrible encore pour récupérer son sabre et limiter les dégâts de ses engagements auprès des journalistes et d'un orphelinat. Il n'avait plus revu Alys, à qui il avait envoyé la demande de divorce quelques jours plus tard – sans obtenir de réponse, ce qui n'était pas pour dissiper son humeur exécrable.
Par la suite, il s'était davantage investi dans la formation de Kolin. Il avait cru pouvoir faire quelque chose de bien avec ce gosse. Comme une sorte de rédemption, il s'y serait mis à fond et aurait formé Kolin pour qu'il devînt un Chevalier aussi brillant que Luuna ou Kana. Il avait cru en être capable, et qu'ils pouvaient former un duo inséparable, sain et durable, comme Maître Vorkosigan et son apprenti, par exemple. Mais il s'était trompé : depuis Nar Shaddaa, quelque chose avait été brisé entre Kolin et lui. Le gosse lui en voulait parce qu'ils n'avaient pas accompli correctement leur mission – et il avait raison. Encore une fois, il avait fait dans l'approximation. Pire, il n'avait pas su protéger son élève, qui avait fini inconscient. Mais qu'aurait-il dû faire alors ? S'ils avaient fui pour ne pas mettre Kolin en danger, ils auraient laissé Anthana sur place, ce qui aurait été un échec. Aurait-il dû protéger Kolin au détriment du combat de Borenga ? Tenter une fuite sans se soucier du Hutt ? Mais alors ils n'auraient jamais su s'ils avaient eu une chance de s'en débarrasser. Il avait beau retourner la situation mille fois et en tout sens dans sa tête, il ne parvenait à trouver aucune solution satisfaisante. Toutes les possibilités semblaient aboutir à l'échec de la mission et à la déception de Kolin.

Conclusion : il ne serait pas un bon maître non plus.

Lyrae avala une nouvelle gorgée, un peu plus longue, pour vider son verre. Il allait quitter le balcon pour rentrer de nouveau à l'intérieur de la cantina mais au même moment déboula face à lui un grand type avec un chapeau de cowboy et torse nu, qui visiblement ne l'avait pas vu. Ils se heurtèrent sur le balcon étriqué, et Lyrae grimaça en sentant le torse velu et humide du grand homme au visage sombre. A l'intérieur, une musique intense tambournait et les gens se trémoussaient en tous sens – ce qui avait dû projeté celui-là vers le balcon.

Lyrae fit un pas à droite pour essayer de passer, mais le gars en face fit pareil. Alors il alla à gauche... et le gars en face aussi. Le Jedi réalisa alors que plutôt que d'essayer de passer, le type essayait peut-être de lui barrer le passage. Torse nu et luisant, chapeau de cowboy en guise de déguisement... Ah noooon, il n'avait pas été repéré par un de ces charmeurs des bas-fonds !

- J'suis pa-téressé ! grogna Lyrae en ayant de la difficulté à articuler.