L'atmosphère était poisseuse, suffocante et épicée, et Yaven se sentait comme un mon calamari dans l'eau. Suivant l'adage "pour passer inaperçu, montre-toi", il arborait une tenue multicolore, dépenaillée et légèrement odorante, qui révélait une partie de son torse aux autres clients. Affalé contre son siège, il salua l'arrivée de Ambre de la main, avec un grand sourire. Il n'était ni coiffé, ni rasé. En fait, il ne paraissait pas vraiment très frais. Ses yeux très vitreux et les trois bouteilles vides qui tronaient sur sa table ne prouvaient pas le contraire.

"Hahaha, Ambrounette !" se mit-il à rire, d'un rire forcé en se levant. Une espèce de gros moustique volant passa juste au dessus de sa tête en émettant un bruit plutôt métallique. Sa voix à lui était inhabituellement aigüe, bien loin de celle dont il usait au Sénat. Il lui tapa virilement dans le dos, puis lui fit une petite courbette. En se relevant, il prit l'air surpris : "Ben quoi, ma chérie ? Tu m'tends pas la main ? Tu veux pas que j'la baise ? Oh, attends une minute.. t'as un flingue c'est ça ? Hé, tu vas pas m'buter ici, au milieu de ces jolies filles !" Il eut un mouvement de recul qui le fit retomber sur son fauteuil. Levant les bras en guise de défense, il fit un rapide "bonjour monsieur" à C-18 et ajouta : "D'accord je t'ai trompée. D'accord, j'ai chipé ta cargaison de vin corellien. Ouais, le vaisseau ou était la cargaison aussi. Ok, mais bon, les affaires c'est les affaires, hein ? J'te rends le vaisseau si tu veux, le vin je l'ai euh... vendu !"

Il sourit cranement, visiblement à l'aise dans le rôle du pauvre type imbécile qui croit à l'extrême naïveté et à la bonté naturelle des gens qu'il arnaque. Tout son corps jouait la comédie pour les voisins qui s'intéressaient vaguement à leur échange. Tout son corps, sauf sa main gauche. Posée sur la table, elle ne tremblait pas comme le reste. De par leur position, seule Ambre pouvait la voir. L'index et l'auriculaire pointaient deux directions distinctes derrière elle. "Hé Ambrouche ! Trop de monde ici, tu trouves pas ? Ca pue un peu, j'ai besoin d'air. J'tamène au Gungan Volant ! Tu vas voir, il est comme quand je te l'ai piqué ! Tu pourras même lui redonner son ancien nom si tu veux !"

Il dépassa Ambre, tituba un peu vers la sortie, frôlant deux figures patibulaires, humaines et lourdement armées qui n'étaient pas là quelques secondes auparavant et qui le regardèrent passer avec un air dubitatif. Il hoqueta et rota alors que dans la gargotte, les attentions s'étaient de nouveaux reportés sur les filles. Pour les clients du Trou Fumant, ce genre de scène était loin d'être inhabituelle, certains pariaient même sur les chances de survie des protagonistes. Chancelant, il s'appuya sur le mur pour se retourner vers la sénatrice de Naboo et la héla : "Bon, tu t'magnes, mon ysalamari des iles ?" Le gros moustique repassa devant son nez et il fit mine de le chasser de la main, l'air contrarié.

L'Ex-Sénateur Yaven pouvait se targuer d'être suffisament perpicace pour prévoir le danger. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'il avait poussé Ambre à le suivre à l'extérieur. Pourtant, son flair de politicien ne l'avait pas prévenu du violent soufflet que la jeune sénatrice venait de lui infliger. Il resta interdit quelques secondes à la regarder, puis porta sa main sur sa joue. A cet instant, un gros moustique, le même que précédemment, s'interposa entre eux deux, menaçant Ambre de sa trombe en métal.

"ZZZZZZZzzzzzzZZZ On vouzza agrezzé Maitre. On agrezze pas le Maître..." bourdonna le moustique aux yeux devenus rouges et menaçants.

"Non, Z-7 !" s'écria Yaven en envoyant valdinguer de la main la bestiole mécanique. Puis il sourit à Ambre, de son vrai sourire. Le pirate haut en couleur venait de s'effacer au profit du Sénateur aguerri qu'elle connaissait. Seules les frusques douteuses et l'odeur persistaient. "Heureux de vous revoir, Sénatrice", fit-il de cette voix grave qui avait maintes fois empli les corridors du Sénat. "Ne faites pas attention à Z-7, c'est un prototype et il n'est pas tout à fait au point." A leurs côtés, divers clients entraient et sortaient. Tout ce qui aurait paru inhabituel au paysan de Tatooine débarqué là n'était pour eux que routine et ils ne s'en inquiétaient pas outre mesure. Yaven écouta patiemment parler celle dont il avait guidé les premiers pas au Sénat, puis se pencha légèrement pour répondre. "Je vous expliquerai tout, mais nous devons partir. Vous n'êtes pas la seule à m'avoir retrouvé."

Comme pour confirmer ses doutes, le bracelet de métal arborant son poignet gauche se mit à vibrer. Il le porta à son oreille et leva le menton pour observer un balcon, a une vingtaine de mètres de là, sur lequel étaient postés deux figures encapuchonnées. L'une d'elle les avait en joue avec son fusil de précision. "Très bien" , dit Yaven à son bracelet avant de baisser le bras. Avec un nouveau sourire pour Ambre, il expliqua calmement : "Nous allons maintenant courir dans cette direction", il pointa le bout de la rue marchande, après le balcon. "Un speeder nous récupérera à la station. Votre droïde de combat peut-il nous couvrir en plus de mes hommes ?"

A l'entrée de la cantina surgirent alors les deux hommes patibulaires qu'il avait repéré à l'intérieur, et pour lesquels il avait arrangé la courte pièce de théâtre. A en croire leur attitude, le jeu n'avait pas pris - ils dégainaient leurs blasters en s'avançant vers eux. "Venez !" lança Yaven en empoignant le bras de sa collègue pour l'entraîner dans la rue. Deux tirs fendirent le brouhaha habituel de la rue, suivis de quelques cris de terreur. Tout en courant, Yaven put voir un faisceau d'énergie rouge passer à toute vitesse sur sa droite et se dissiper au loin. Un autre tir retentit, mais celui-ci venait du balcon. Il regarda brièvement par dessus son épaule : le sniper encapuchonné venait d'avoir raison d'un de leurs poursuivants qui s'était écroulé, raide mort. Son comparse s'arrêta pour mieux viser à travers la foule paniquée... la fille ? l'ex-sénateur ? La fille ?

Assis sur la banquette arrière du speeder de luxe qui filait entre les gratte-ciels de Nar Shaddaa, Yaven tâchait de reprendre son souffle. Il courait peut-être vite mais pas longtemps, et même si les tirs lui avaient donné un soudain regain d'énergie, il accusait maintenant le coup. Récupérer d'une telle épreuve n'était pas facile en soi - récupérer d'une telle épreuve avec Ambre Natania qui vous crie presque dessus et vous menace de son blaster était une mission quasi impossible. Heureusement, le sénateur Seldon avait l'avantage de l'âge et savait parfaitement maîtriser ses émotions.

"Croyez-moi, Ambre, je ne m'amuse pas", lui répondit-il gravement en repoussant le blaster. Puis il frappa sur le vibroglass teinté qui les séparait du poste de pilotage. Celui-ci coulissa, révélant la nuque du pilote, à gauche, et le visage jeune d'un passager, à droite. Il avait des yeux d'un bleu glacial, les cheveux noirs et courts et il était vêtu d'une armure noire. "Commandant.... tout cela aurait pu mieux se passer". Pinçant les lèvres, le commandant jeta un rapide coup d’œil à Ambre avant de rétorquer : "Oui, Sénateur. Nous n'avions pas pris en compte l'arrivée d'un élément extérieur comme la Sénatrice Natania dans nos paramètres de mission." Yaven sourit en coin à ce qu'il entendait, d'un sourire triste : "L'adaptation, commandant." Il prit une grande goulée d'air. "C'est une grande galaxie, tout peut arriver. Faites le nécessaire auprès de vos hommes." Le commandant opina du chef et, comme Yaven s'était adossé à la banquette en cuir, referma le vibroglass, isolant à nouveau les deux Sénateurs.

Yaven ouvrit le compartiment devant lui et en sortit deux verres et une bouteille de Ruge Alderaanienne, une de ces liqueurs qui se revendait à prix d'or au marché noir. "Je vous dois quelques explications." Il déboucha la bouteille et servit les deux verres avant de tendre celui de droite à sa collègue, qu'il vouvoyait toujours tandis qu'elle le tutoyait, une de ces aberrations qui faisait le miel de leur relation. Il prit une petite gorgée de liqueur, la laissa imprégner sa langue, couler jusqu'au fond de sa gorge, le tout en observant la fille de Naboo dont il avait guidé les premiers pas au Sénat. Une autre époque ; tant de choses avaient changé, eux deux également. A quel point allait-il pouvoir lui expliquer ?

"Sachez d'abord, et c'est important, que contrairement à l'explication officielle, je n'ai jamais eu de problème de santé. Je me porte comme un charme, en vérité ! Le vice-roi et moi-même nous sommes entendus sur la nécessité de mobiliser notre attention ailleurs pour quelques temps. Cela impliquait que je quitte Coruscant pour une période de temps suffisamment longue. Rester en poste aurait fait douter nos plus estimés collègues, nous avons donc convenu de cette mascarade et de me faire remplacer temporairement par le Sénateur Tarvo."

Les lignes de circulations entre les gratte-ciels se transformèrent soudain en lignes de lumière. Le speeder venait d'entrer dans un de ces longs tunnels intégrés aux bâtiments dont Nar Shaddaa avait fait sa spécificité. Yaven prit une nouvelle gorgée de Ruge, prit le temps de la savourer et continua : "L'odeur était nécessaire et je suis navré qu'elle vous incommode. Mon rôle dans cette cantina était celui d'appât. Vous n'êtes pas sans savoir que les Siths ont mis un prix sur ma tête. Il s'agissait à la fois de vérifier si mon identité sur Nar Shaddaa était définitivement compromise - on l'a vu, elle l'est ! - et de s'assurer que nos forces étaient prêtes, après ces quelques mois de formation, à me protéger efficacement. Je suis vivant, c'est une bonne chose, mais il y a encore quelques.. détails à revoir."

Il finit cul-sec son verre et le reposa sur le comptoir. Le speeder était sorti du tunnel et l'on voyait à nouveau, par la fenêtre, les gratte-ciels et le ciel obstrué de la lune des hutts. Yaven, dont le cœur avait retrouvé un rythme régulier, tourna la tête pour observer ce chaos organisé. "Même si je le pouvais, je ne pourrais tout vous expliquer pendant le peu de temps que nous allons passer ensemble. Je peux vous dire que nous avons eu raison de faire ce choix. Les attaques Sith sur notre monde l'ont prouvé : nous n'étions pas prêts. Trop naïfs, peut-être, depuis trop longtemps. Alderaan est une des planètes fondatrices de la République. Nous ne pouvons plus nous permettre, avec ce qui se passe, d'être aussi naïfs."

Revoir Ambre était réjouissant. Avec sa fougue et son naturel, elle rappelait à Yaven l'évidence même : derrière chaque homme ou femme politique se cachait un être vivant, 'humain' dans le sens non-racial du terme. La politique, c'était de l'humain. La galaxie devait être gouvernée par des êtres vivants, capables de raison comme d'émotion, ou bien elle perdrait de son idéal et de sa beauté. Des gouvernants humains, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs addictions et leurs capacités de surpassement. Comme Ambre qui venait de risquer sa vie sans broncher et s'injectait devant lui une dose de cilona, cette substance dont on se servait pour la fabrication des bâtons de la mort. Il la regarda faire, sans émettre le moindre jugement.

Elle, en revanche, ne se priva pas d'une petite leçon de morale qu'il écouta distraitement. Il ne la lui reprocha pas, mettant cela sur le compte des émotions qu'elle venait de subir et de la substance qu'elle venait d'ingérer. Bien entendu, ces nouvelles troupes, ou plutôt ces nouvelles cellules, comme il préférait les appeler, n'étaient pas encore pleinement rodées, mais le chemin parcouru en quelques mois avait été très impressionnant. Certaines d'entre elles étaient déjà actives sur quelques planètes sensibles. Les rapports étaient encore succincts mais le processus d'infiltration débutait à peine, et ces choses là, pour rester discrètes, prenaient du temps.

Tout ceci, il se priva d'en faire part à Ambre. Sa collègue embraya fort heureusement sur un sujet sur lequel il se sentait bien plus libre de parler. Il l'écouta attentivement, cette fois-ci, lui laissant le temps de développer jusqu'à la touche finale, empreinte d'une émotion sincère. Quelques secondes passèrent pendant lesquelles on n'entendit plus que le léger vrombissement du speeder. Avec un soupir et un regard compatissant pour sa cadette, Yaven déclara : "La galaxie n'est pas divisible. Qu'on le veuille ou non, elle forme un tout. Une galaxie qui se déchire disparaît au profit d'une autre, c'est une loi fondamentale de notre univers." Il l'observa quelques instants. Les choses au Sénat n'avaient pas du être faciles pour elle.

Toujours aussi sérieux mais avec une nouvelle douceur dans son ton, il continua : "Prenez Belanner Tarvo, notre vice-roi. La description que vous en faites ne me convient pas. Il n'est certainement pas à la solde des Sith. Mais il descend d'une famille très conservatrice et a pour fonction première de défendre les intérêts d'Alderaan. Me remplaçant au Sénat, il ne possédait pas la liberté que je possède de par ma lignée et de par les évènements qui m'ont propulsé Sénateur." Il soupira, se perdit un moment dans le ciel gris de Nar Shadda et reprit : "Alderaan est une très belle planète vue de l'espace, n'est-ce pas ? On ne se doute pas des dissensions qui égrènent sa vie politique. Le peuple a beau être éclairé, il est tourmenté, partagé comme jamais. Pour ou contre le contrôle de l'ordre Jedi ? Pour ou contre les troupes de la République sur son sol ? Deux questions parmi tant d'autres, des questions qui nécessitent de la mesure. Cette mesure vitale, les différentes maisons royales n'ont pu jusque là l'apporter au peuple. Nous Seldon l'avons déjà fait par le passé, et nous devons le faire maintenant."

Son bracelet-communicateur sonna. Il le porta à son oreille et, après plusieurs secondes, approuva de la tête. Avec un mince sourire, il se tourna à nouveau vers Ambre : "Mes hommes ont eu du mal à convaincre CT-18 de les accompagner, mais c'est chose faite. Il est en route pour notre destination avec vos autres droïdes. Aucun d'entre eux n'est endommagé." Il se servit un nouveau verre de Ruge et en proposa également un à la Sénatrice de Naboo. "Vous me parliez de choix. Il en faut, bien entendu, mais pour le bien du plus grand nombre, ces choix doivent être mesurés. Le Sénat a été frappé en son cœur. L'institution est compromise, ses représentants également. Vous aussi, Sénatrice... vous y étiez. Les choix qui y seront faits pour la période à venir ne seront pas mesurés, quelles que soient les opinions des décideurs. J'y retournerai dès mon travail ici accompli, mais je n'y perdrai pas mon temps à m'égosiller pour l'un ou l'autre extrême."

Il se permit alors un geste rare, preuve de l'affection qu'il portait à sa cadette malgré leurs différences de tempérament et, parfois, d'opinion. Il lui serra doucement le poignet. "Ambre... toute République a besoin de deux choses primordiales pour fonctionner : de l'équilibre et de l'information. Alderaan doit protéger ce qu'elle a contribué à créer, pour son bien. Avec ce que nous avons accompli ici, nous pouvons maintenant apporter à la République ce dont elle manque cruellement ces temps-ci..."

La vitre les séparant de la cabine de pilotage s'ouvrit à nouveau. Yaven lâcha le poignet d'Ambre et s'adossa à la banquette. "Sénateur. Nous arrivons au point de débarquement", fit la voix martiale du commandant. Yaven approuva de la tête et annonça plus froidement à Ambre : "Sénatrice. Heureux de vous avoir revue. J'aurais aimé des circonstances plus favorables comme j'aurais aimé passer plus de temps en votre compagnie. Le Commandant Kald descendra avec vous pour assurer la bonne réception de vos droïdes."

Déjà le speeder décélérait et descendait pour se poser sur une plateforme parmi des centaines, reliées ensemble jusqu'à l'usine à vaisseaux hétéroclites que constituait le spatioport principal de Nar Shaddaa.